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suis efforcé d’étudier ici Prévost. On avait peut-être trop négligé l’œuvre, et peut-être trop oublié L’homme. Ils occupent l’un et l’autre dans l’histoire du roman français une place considérable, je crois pouvoir même dire bien plus considérable que Le Sage et que Marivaux. Mais Le Sage est l’auteur de Turcaret, et Marivaux est l’auteur du Jeu de l’amour et du hasard. Hommes de théâtre l’un et l’autre, tout un peuple d’acteurs et de critiques, depuis plus d’un siècle, a fidèlement entretenu leur réputation. Et en ce pays de France, aux écrivains eux-mêmes du second ordre, le retentissement du théâtre donne une réputation que dans tout autre genre on ne peut égaler qu’à la condition d’être du premier, et de s’appeler dans le roman au moins Richardson ou Rousseau. Ne nous en plaignons pas à la légère : il y a peut-être des raisons qui justifient cette inégalité, celle-ci par exemple, qu’après tout il y a plus de bons romans que de chefs-d’œuvre de la scène, et puis cette autre encore que l’homme, — animal politique ou sociable, — est toujours plus profondément agité par les émotions qu’il éprouve en commun. Faisons attention cependant, si les hommes de théâtre ont pris la plume du romancier, de ne pas confondre les provinces, et transporter d’un genre à l’autre une supériorité qu’ils n’y ont pas également prouvée. Quoi que l’on pense de Le Sage et de Marivaux, Prévost, comme romancier, leur est donc à tous deux supérieur, et, je vais bien plus loin, il le serait encore, même s’il n’était pas l’auteur de Manon Lescaut. Car ses romans sont des romans, ce qu’à peine peut-on dire du Diable boiteux ou même de Gil Blas ; le ressort de ses romans est le vrai romanesque, ce que l’on ne pourrait dire ni de Marianne, ni du Paysan parvenu ; le style de ses romans enfin est le vrai style du roman, — un peu pompeux, un peu redondant encore, un peu périodique, mais si agile malgré tout, si simple, si direct, — et c’est ce que l’on ne peut dire ni du style de Le Sage, dont la concision sent encore trop l’homme de théâtre, ni du style de Marivaux, qui, dans sa préciosité, s’éloigne trop du commun usage. Que lui a-t-il donc manqué pour être le créateur du roman moderne ? J’en ai dit une partie en montrant ce qu’y avait ajouté l’auteur de Clarisse Harlowe, et je dirai le reste en montrant ce qu’y surajouta l’auteur de la Nouvelle Héloïse.


FERDINAND BRUNETIERE