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des mots plus grands que les choses et détournent la langue de sa véritable voie. Tout en admettant que cette petite troupe ait besoin de former une société d’admiration mutuelle, on demeure parfois confondu des complimens hyperboliques qu’elle décerne à des débutans pour de bien chétives productions. Un tel est notre Tite Live, et celui-ci notre Augustin Thierry ; nous avons notre Alexandre Dumas, notre Corneille, notre Racine, voilà le langage courant.

Cependant le terrain commence à se déblayer, les premiers jalons sont posés, déjà les Canadiens ont à leur actif six ou sept cents volumes et douze ou quinze cents brochures. Dans la poésie, MM. Crémazie et Louis Fréchette laissent loin derrière eux leurs rivaux : une inspiration élevée, un souffle lyrique continu, le sentiment de la nature, l’amour de la patrie, les ont sacrés poètes. On ne peut lire sans émotion quelques pièces de M. Crémazie, le Drapeau de Carillon, le Chant des voyageurs, les Morts, Guerre, où l’idée, puisée en quelque sorte dans les entrailles mêmes du pays, se développe avec largeur, dans une langue harmonieuse et vibrante, qui, sauf quelques négligences de style, ne fléchit pas un instant. Les vers de M. Louis Fréchette ont un souffle de grâce, de jeunesse, de fraîcheur qu’on ne rencontre pas chez M. Crémazie, dont le talent, plus sombre, plus austère, semble aussi moins varié, moins moderne. Quatre de ses poésies, la Louisiane, le Mississipi, Alléluia, Sursum corda, nous montrent les aspects divers de ce talent flexible, que l’Académie française a couronné pour un volume intitulé : Fleurs boréales, Oiseaux de neige. Ne pouvant le citer, je voudrais au moins analyser son morceau sur 1870. C’est pendant l’année terrible : on apprend à Québec la défaite de la France, la reddition de Metz. Eh quoi ! Nos gens sont battus ! Est-ce possible ? On veut douter encore. La triste rumeur circule bientôt, et, soudain, pleine d’angoisse, la foule se précipite vers le consulat en criant : « Vive la France ! » Un vigoureux forgeron s’adresse au consul général : « La France, trahie, a besoin de soldats, les Canadiens sont prêts à partir ; aujourd’hui cinq cents, demain dix mille, et l’on ne trouvera pas de traîtres parmi eux. » Mais ils ont oublié, et on le leur rappellera, qu’ils sont sujets anglais et que le droit des gens ne contient pas d’exceptions pour les dévoûmens héroïques. Toute la pièce est d’une noble et fière allure. Au reste, sans demander aux poètes canadiens d’avoir le fétichisme de la rime, d’attendre d’elle la grâce et le salut, on peut leur reprocher de n’avoir pas suffisamment étudié nos modernes : Laprade, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, de ne pas comprendre assez que la poésie est non-seulement un don du ciel, mais aussi une science et un art.

En histoire, MM. l’abbé Casgrain, Benjamin Sulte, Joseph Tassé,