Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/919

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un demi-siècle, les bateaux à vapeur ont été considérés comme un admirable engin de locomotion. Ils s’étaient surtout multipliés sur le Rhône. On y voyait circuler une vraie flottille de bateaux spéciaux, colossales pirogues, au profil effilé, qui, doublant la vitesse du courant à la descente, le surmontaient non sans peine à la remonte, où de nombreuses messageries leur faisaient une victorieuse concurrence sur la route de terre. Ce double mode de locomotion suffisait déjà à un mouvement considérable de personnes, plus que de marchandises ; et les hommes de mon âge se rappellent encore ces voyages de leur jeunesse accidentés par mille retards. Le moindre inconvénient de ce système de transport était son peu de régularité et l’incertitude complète des moyens de correspondance. A la remonte on ne savait jamais si l’on trouverait place dans les messageries qui partaient de Lyon ou de Châlon pour Paris. A la descente, on partait quand les brouillards ou l’état des eaux le permettaient, et l’on couchait en route à la merci des portefaix et des aubergistes échelonnés sur les rives du fleuve, guettant la proie que les caprices de la navigation ou le bon vouloir du capitaine allaient leur apporter.

Entre ces gîtes d’étapes improvisés, Lyon était une station particulièrement obligée. On ne savait pas toujours quand on y entrerait, jamais quand on en sortirait. En 1843, j’ai dû y passer huit jours à attendre une place de banquette dans les messageries de Paris. L’habitude de cet arrêt forcé était si bien prise, tellement entrée dans les usages locaux que, lorsque cette ville se trouva enfin reliée au reste de la France par les deux grandes sections du chemin de fer actuel, la chambre de commerce émit sérieusement la prétention de s’opposer au rattachement des deux gares de Vaise et de Perrache, pour réserver à l’industrie locale le bénéfice du transit des voyageurs et des marchandises dont elle avait toujours joui. Et Dieu sait comment elle usait de ce transit et pratiquait cette hospitalité imposée ! La municipalité soumettait à la visite d’octroi les bagages des voyageurs qui traversaient la ville en omnibus d’une gare à l’autre ; et ce n’était pas là une simple formalité, comme à Paris de nos jours, mais une rigoureuse inquisition, qui vous forçait à ouvrir vos malles et à vider vos sacs de nuit.

Le temps a marché ; les deux gares ont été enfin reliées et parmi les voyageurs qui stationnent au buffet de Perrache, il en est bien peu sans doute qui aient conservé le souvenir personnel de ces vexations du passé.

Le chemin de fer n’a pas seulement mis un terme à l’arrêt forcé et à la visite d’octroi de Lyon. En attirant à lui tout le trafic en voyageurs et marchandises, il a supprimé du coup messageries et roulage, portefaix et bateliers, et annihilé de fait la navigation du Rhône.