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La foule entourait la salle des séances. Presque tout entière favorable à la reine, elle accueillit la proclamation du scrutin par des clameurs violentes. Un comité de six membres délégués par l’assemblée pour porter au nouveau souverain la nouvelle de son élection fut assailli à la sortie par la multitude exaspérée. En un instant, la salle des séances fut envahie, les membres de l’assemblée arrachés de leurs sièges et obligés de s’enfuir ; plusieurs furent grièvement blessés. Vainement la force armée intervint ; la populace dispersa les troupes, mit à sac le palais de l’assemblée, brisant les meubles, détruisant les archives. Maîtresse de la ville, tout était à redouter de sa fureur ; la présence dans le port de deux frégates américaines, le Portsmouth et le Tuscarora, et d’une corvette anglaise, le Ténédos, prévint de grands malheurs. Sur la demande du ministère, les commandants firent débarquer leurs équipages en armes et rétablirent l’ordre par la force.

La responsabilité des violences commises n’incombait d’ailleurs en aucune façon à la reine Emma, qui avait, fait ce qui dépendait d’elle pour les prévenir et fut la première à les désavouer publiquement. Le jour même de l’élection, elle s’inclinait devant le choix de l’assemblée et faisait acte d’adhésion au nouveau souverain, lequel, de son côté, s’empressait de la maintenir en possession de ses titres et privilèges.

À dater de ce jour, la reine Emma se tint à l’écart de la politique et de la cour. Retirée dans sa villa, elle se consacra de plus en plus à ses œuvres de charité et à ses pratiques religieuses. C’est là qu’elle mourut, en mars dernier, âgée de quarante-neuf ans. La reconnaissance et l’affection des indigènes ont déjà créé autour de son nom une légende. Dans l’histoire de ce petit pays de l’Océanie, elle gardera le nom de la bonne reine. La petite fille du matelot anglais a largement payé à la dynastie éteinte des Kaméhaméha la dette de reconnaissance contractée par son grand-père le jour où le chef barbare de cette dynastie lui sauva la vie sur la plage de Lahaina. À l’œuvre naissante de civilisation dont son aïeul avait été l’instrument elle donna la consécration suprême. Montée sur ce trône, que John Young avait aidé Kaméhaméha Ier à édifier par la force, elle enseigna par son exemple la loi d’amour du christianisme : la charité.


C. DE VARIGNY.