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pour Pétersbourg. Ses lettres nous instruisent de son histoire morale. C’était en 1829, il avait vingt ans ; léger de bourse, riche d’illusions, il entra dans la capitale comme ses pères les Zaporogues dans les villes conquises, persuadé qu’il n’avait qu’à étendre la main avec hardiesse pour saisir toutes les félicités. Oh ! le curieux spectacle, une nature d’homme qui se forme pour l’emploi auquel elle est prédestinée ! Surprenez à l’œuvre la volonté obscure, toujours agissante, qui tisse adroitement chaque fil dans la vaste trame de l’histoire. Voici un futur écrivain, commissionné pour guider une évolution de l’esprit, pour arracher la littérature à la vie imaginaire et la ramener à la vie réelle : à cet homme, la volonté dont je parle a donné d’abord une bonne part de rêve, une libre crue d’imagination, tout ce qu’il fallait de poésie pour lui affermir les ailes ; maintenant elle va l’astreindre au dur noviciat de la réalité. En quelques semaines, Nicolas Vassiliévitch fit son apprentissage. Non-seulement on ne lui offrait rien de ce qu’il attendait, maison refusait partout ce provincial sans appuis. Il apprit que la grande ville était un désert plus inclément que sa steppe natale ; il connut les portes sourdes au débutant qui frappe, les vaines promesses, toute la défense inerte de l’établissement social contre l’assaut des nouveaux arrivans. Alors, dans son cœur pris de désespoir, le sang du Cosaque, de l’aventurier errant, s’attesta par un brusque retour d’atavisme. Un jour, il reçoit de sa mère une petite somme destinée à libérer la maison paternelle d’une hypothèque ; au lieu de porter cet argent à la banque, Gogol se jette sur un bateau en partance, sans but, comme l’enfant qui s’est grisé du Robinson, pour fuir n’importe où devant soi, dans le vaste monde. Ce bateau le laisse à la première escale, à Lubeck ; il débarque là indifféremment, comme il eût débarqué aux Indes, il vagabonde trois jours dans la ville, et revient à Pétersbourg, soulagé de son trésor, guéri de sa folie, résigné à tout supporter.

Après bien des démarches, il obtint une modeste place d’expéditionnaire au ministère des apanages. Il ne passa qu’une année dans les bureaux : elle exerça une influence décisive sur son esprit. Tandis qu’il copiait la prose de son chef de division, la bureaucratie russe posait devant lui ; les silhouettes des tckinovniks se gravaient dans sa mémoire, il étudiait le monstre qui devait hanter toute son œuvre : Akaky Akakiévitch, le triste héros qui personnifiera dans le Manteau ce monde de misère, lui apparut là en chair et en os. Bientôt las de ce métier, Gogol en essaya quelques autres. Il se croyait un grand talent d’acteur, il offrit ses services à la direction des théâtres ; on ne lui trouva pas assez de voix. Le comédien rebuté se fit précepteur ; il entreprit sans grand succès des éducations dans des familles de l’aristocratie pétersbourgeoise. Enfin,