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des amis lui procurèrent une chaire d’histoire à l’université ; le professeur dépense tout son feu dans an brillant discours d’ouverture ; dès la seconde leçon, ses élèves ne le reconnurent plus, il ne réussissait qu’à les endormir. Au bout de tant de naufrages, cette épave ne pouvait manquer d’arriver à la littérature ; c’est le refuge habituel, le tombeau des propres à rien et le tremplin des propres à tout. Plus souvent le premier.

De timides essais, publiés dans les journaux sous le couvert de l’anonyme, avaient procuré au jeune homme quelques relations. Pletnef l’encourageait, Joukovsky l’introduisit chez Pouchkine. Gogol a raconté avec quelles palpitations il sonna au matin à la porte du grand poète. Celui-ci dormait encore, ayant veillé toute la nuit ; comme le visiteur ingénu s’excusait de troubler un pareil travailleur, le valet de chambre lui certifia que son maître avait passé la nuit à jouer aux cartes. C’était une désillusion, l’émule de Byron ne les épargnait pas à ses admirateurs ; mais l’accueil fut si cordial ! Les lettres russes doivent beaucoup à Pouchkine, peut-être plus encore à sa bonté qu’à ses chefs-d’œuvre. Exempt d’envie, libéral de son trop plein d’idées et de gloire, il aimait naturellement le succès d’autrui, comme on aime le soleil sur les fleurs ; c’est la vraie marque du génie, celle qui est au cœur. Son ardente sympathie, prodigue d'encouragemens et d'éloges, a fait lever des légions d'écrivains ; entre tous, Gogol demeura son préféré. Je dirai plus loin quelle part revient au poète dans les maîtresses œuvres du prosateur ; pour commencer, Pouchkine l'engagea à traiter des scènes tirées de l'histoire nationale et des mœurs populaires. Gogol suivit le conseil ; il écrivit les Veillées du hameau. Au moment où notre Petit-Russien se jette dans le courant littéraire, il faut dire en quelques mots où portait ce courant, dans la Russie de 1830. Nous avons vu de quels élémens l'homme s'était formé ; pour le bien connaître, il nous reste à savoir quelles influences l'artiste dut subir à ses débuts et secouer plus tard en leur substituant la sienne.

Le dogme romantique régnait encore sans discussion, personne ne tentait de s'y soustraire. Contemporain du nôtre, le romantisme russe devait fort peu à la France ; Joukovsky et les premiers initiateurs l'avaient importé directement d'Allemagne. Burger, Wieland et Schiller furent les maîtres exclusifs de la nouvelle poésie durant les premières années du siècle. Quand Pouchkine prit la tête du mouvement, vers 1820, son génie plus large agrandit l'horizon romantique et s'orienta vers l'Angleterre ; à ce moment, Byron donnait la note dominante. Chez nous, la lyre russe n'emprunta qu'une seule corde, celle d'André Chénier. Lamartine, Hugo et notre cénacle n'eurent aucune influence appréciable ; Pouchkine faisait peu de cas des novateurs français, il leur préférait nos classiques. Après