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et qu’ils corrompent le maître dont ils ont besoin, comme le Russe son ispravnik ou le Turc son pacha ?

Ce qu’il y a de plus étonnant dans cette comédie, c’est qu’elle ait été jouée. Avec les idées tout d’une pièce que nous avons sur l’empereur Nicolas, on a peine à se figurer pareille satire de son gouvernement, applaudie à Pétersbourg en 1836 ; aujourd’hui, sur notre libre théâtre, je doute que la censure tolérât des attaques analogues. Heureusement l’audacieux satirique eut l’empereur lui-même pour censeur. Le tsar fut le manuscrit, porté au palais par une amie ; il éclata de rire, ii ordonna à ses comédiens de jouer la parodie de ses fonctionnaires. Le jour de la représentation, il vint donner de sa loge le signal des applaudissemens. Les relations de l’autocrate avec Gogol sont pleines d’enseignemens ; elles nous montrent l’impuissance du pouvoir absolu contre ses propres conséquences. Nicolas aimait les choses de l’esprit, tant qu’elles lui paraissaient inoffensives ; notre écrivain rapporte[1] une curieuse anecdote, confirmée d’autre part dans une ode de Pouchkine[2], témoin oculaire du fait. Il y avait grand bal au Palais-d’Hiver ; la cour était réunie depuis longtemps, la musique jouait déjà ; on ne s’expliquait pas le retard de l’empereur, on le croyait retenu par quelque affaire urgente. Enfin le monarque parut l’air distrait : il s’était oublié dans son cabinet à lire l’Iliade. Nul souverain ne fit plus et plus délicatement pour les gens de talent qui honoraient son empire ; ils vivaient matériellement de ses bienfaits ; seulement ils mouraient de langueur dans l’air raréfié de cet empire. Nicolas agissait avec les poètes comme un amateur d’oiseaux rares qui nourrirait ses pensionnaires sous la cloche d’une machine pneumatique. Ce fut le cas pour Gogol. Je tiens les détails suivans de la famille qui servit d’intermédiaire entre l’empereur et l’écrivain. Une personne de cette famille signala au maitre le dénûment du jeune auteur : « A-t-il du talent ? » demanda le tsar. Et, sur l’assurance qu’on lui donnait, il mit à la disposition de la solliciteuse une somme de 5,000 roubles. « Surtout, ajouta-t-il avec une bonne grâce exquise, que votre protégé ne sache pas que ce don vient de moi ; il se croirait obligé d’écrire dans un sens officiel. » — Par la suite, Nicolas chargea le poète Joukovsky de faire passer à son ami ces secours déguisés. Grâce à la munificence impériale, l’incorrigible nomade put voyager, s’expatrier pour respirer à l’aise en dehors de l’empire.

L’année 1836 fut climatérique pour Gogol, un plein succès, sa vie s’empoisonne ; les peines d’imagination, aigrissant un mal physique, commencent à ravager cette âme ; des deux élémens qui en

  1. Lettres à mes amis, lettre X.
  2. Ode à N.., tome I des Œuvres complètes, édition de Gennadi, p, 471.