Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/269

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faisaient l’équilibre, gaîté et mélancolie, le premier s’appauvrit, le second prend le dessus. Le monde pétersbourgeois avait applaudi le Reviseur : il fallait bien applaudir après l’empereur. Mais la coalition de rancunes suscitée pur une telle œuvre ne devait pas épargner l’auteur. Il eut à subir des vexations, des attaques ; le regard chagrin qu’il portait déjà sur toutes choses vit dans ces misères une persécution. « Tous sont, contre moi, — écrit-il à un ami ; — fonctionnaires, gens de police, marchands, littérateurs ; tous déchirent ma pièce… Je l’ai prise en horreur, ma pièce ! Je vous jure que personne ne peut soupçonner ce que je souffre. Je suis las d’âme et de corps. » il ressentait les premières atteintes de l’affection nerveuse, compliquée d’hypocondrie, qui allait miner son organisme. Tourmenté par l’instinct de migration, comme au temps de son adolescence et de la fugue à Lubeck, il résolut de partir ; il disait : « de fuir. » Cette fois la fuite fut plus sérieuse : il ne revint dans sa patrie qu’à de lointains intervalles, et enfin pour y traîner ses dernières années. Il prétendait, comme le fit plus tard Tourguénef, qu’il ne voyait bien le pays objet de ses études qu’alors qu’il en était loin. Le voyageur parcourut diverses parties de l’Europe, puis il se fixa à Rome. Il s’y lia étroitement avec le peintre Ivanof ; cet artiste étrange et puissant, retiré chez les capucins du mont Soracte, travaillait depuis vingt ans au tableau qu’il n’acheva jamais, l’Apparition du Christ. Les deux amis se fortifièrent mutuellement dans la ferveur d’une piété ascétique ; de cette époque ce qu’on a appelé le mysticisme de Gogol. Nous verrons quelle valeur il convient d’attribuer à ce mot. Mais je ne dois pas anticiper sur le cours d’une vie qu’il faut suivre dans les œuvres où elle se dépense. Avant que de tristes ombres viennent obscurcir cet esprit, voyons-le se rassembler pour son dernier et plus grand effort.

Le transfuge emportait de Russie l’idée du livre souverain, du livre essentiel où il devait « tout dire. » Quel écrivain aux ambitions un peu hautes ne l’a rêvé, ce livre où l’on doit tout dire ? Du jour qu’on l’entrevoit, il vous tient jusqu’à la mort, il devient le confident de toutes les pensées, le maître et parfois le tyran de toute l’existence. Il chasse les autres projets de travail comme l’amour chasse les amitiés. Chez les faibles, chez presque tous, hélas ! ce n’est qu’un germe qui tressaille et tourmente le cerveau dans lequel il avorte. Les plus forts, les plus grands, parviennent rarement à l’achever. Goethe et son Faust ont donné le plus bel exemple d’une pareille association, continuée pendant trente ans, toujours dominée par le poète. Gogol a donné le plus douloureux. Chez lui, ce fut une véritable possession ; après dix années de lutte, il succomba, terrassé par le fantôme qu’il avait évoqué. Ce que