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longue et douloureuse éclipse, on éprouve une sensation de soulagement, ou respire mieux : il semble qu’un revienne de chez les sauvages et que l’un remette enfin les pieds en terre civilisée.

Il s’en fallait toutefois que ce retour à des sentimens plus humains fût général, et Muscar n’allait pas tarder lui-même à en rabattre. Quand il connut les menées de Cormatin, nul plus que lui n’en fut indigné et, dès que les hostilités recommencèrent, il s’y jeta tête baissée et s’y montra cette fois implacable : tuant tout ce qui lui tombait entre les mains, enlevant l’argent, les grains, les fourrages, prenant dans chaque commune des otages, et ne les rendant qu’après entier désarmement. Vainement les municipalités tentent de le fléchir, vainement Cœur-de-Lion, qui s’était remis en campagne et qu’il bat dans plusieurs rencontres, essaie de renouer. Il faut voir de quel ton il repousse ses avances. « Quand on m’annonça hier une lettre de votre part, monsieur, j’ai dû m’imaginer que vous veniez m’annoncer votre reddition et celle de vos hordes vaincues. Mon étonnement à sa lecture et l’indignation dont elle me souleva furent aussi grands que votre ton est audacieux et révoltant. Quoi ! monsieur, vous osez tenir encore le langage qui ne pouvait être toléré qu’à l’époque funeste de la pacification ? Des négociations ! avec qui, grand Dieu ! Avec les plus lâches et les plus féroces assassins, avec le rebut de tous les bandits de l’Europe, avec l’écume du crime et de la scélératesse ! .. »

Et la lettre se poursuit de ce style pendant plus de deux pages. Singulière époque et singuliers personnages, faits d’impulsions, de heurts et de mouvemens si divers ! Nous étions tout à l’heure à Fontenoy, nous voilà replongés en pleine barbarie. Manifestement, tous ces gens-là manquent d’équilibre. Ils vont un peu comme le sang les pousse, sans souci des nuances et de la mesure, plus sensibles aux mouvemens de la nature qu’à ceux de la réflexion, capables, comme sont les primitifs, des choses les plus extrêmes, en bien comme en mal, héroïques sans effort, à la façon des personnages d’Homère, mais aussi d’une rudesse qui va parfois jusqu’à la cruauté.

« Les Anglo-émigrés chouans sont, ainsi que des rats, renfermés dans Quiberon, » écrivait Hoche vers la même époque, et l’idée de faire subir à trois ou quatre mille de ses compatriotes le sort de rats pris au piège lui paraissait fort divertissante : tel chef, tel lieutenant. Muscar n’était pas à Quiberon, mais, pas plus que Hoche, il ne se piquait de générosité et, pas plus que lui, s’il avait tenu Sombreuil, il ne l’eût épargné. Il présida l’une des commissions militaires établies pour juger les émigrés et l’histoire ne dit pas qu’il en soit réchappé beaucoup.

Ce qu’on peut dire, en revanche, à son honneur et ce qui achèvera de peindre l’homme, c’est sa rare intégrité. Si, comme