Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 72.djvu/421

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la variété des nuances, la vigueur des oppositions. L’émotion que provoqua cette transformation pathétique du style d’église, cette mise en scène de l’âme, fut extraordinaire. Piétistes, rigoristes, spénériens crièrent au scandale, et, de fait, c’était si bien la coupe et le ton de l’opéra d’alors qui pénétraient dans le temple, que l’air célèbre de la cantate de la Pentecôte est emprunté à une autre composition du maître, celle-là toute profane. J.-S. Bach comprit bientôt ce que la critique avait de juste, et, pour maintenir à la cantate d’église son caractère religieux, il y introduisit le choral. On sait en quel honneur les églises protestantes tiennent ces cantiques célèbres tient beaucoup remontent à Luther : les uns de sa composition, les autres arrangés par lui sur le chant grégorien ou sur des mélodies populaires, ils sont aux offices protestans coque le plain-chant est aux cérémonies catholiques. Dans la dernière manière de Bach, chaque cantate est la paraphrase poétique et musicale d’un choral luthérien. Le versificateur commente le sens religieux du texte, le compositeur développe avec son art souverain la pensée grave, tendre ou joyeuse du thème liturgique, Tantôt il l’expose, dès le début, à l’état le plus simple, pour le faire reparaître à plusieurs reprises sous une forme toujours grandissante ; tantôt il prépare de longue main sa venue par de simples fragmens de la mélodie qu’il disperse dans l’orchestre et dans les parties d’accompagnement, jusqu’à ce qu’il les rassemble, le moment venu, pour une explosion formidable. Sous la puissante main de Bach, le choral prend les ingénieux aspects, il a les foudroyans retours du texte sacré chez nos grands sermonnaires. Dans la " célèbre cantate un Ein feste Burg, lorsque le cantique de Luther, annoncé dès les premières mesures et longtemps retardée à dessein, est enfin entonné par les voix d’hommes à l’unisson, l’effet est irrésistible. Le jour où la Concordia l’a l’ait entendre au Conservatoire, toute la salle a frémi d’enthousiasme à ce passage.

Cet art de la gradation est le dernier mot de la composition musicale, Mais Bach ne se contente pas de traiter le choral en grand musicien, il sait le choisir avec le génie d’un dramaturge pour en obtenir de véritables coups de théâtre. L’Oratorio de la Nativité débute par un chœur de fidèles attendant le Messie. « Comment te recevrai-je, toi que le monde attend ? » demande l’église. Et, alors, pour lui répondre, se lève, comme une apparition prophétique, le lugubre choral de la Passion : « O tête sanglante et mutilée ! O Haupt voll Blunt und Wunden ! » Cette évocation du drame du Calvaire en face des joies de Noël est une opposition tragique digne de Corneille. La critique allemande ne nous dit pas s’il faut en faire honneur à Bach ou à son librettiste, mais le doute n’est pas