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ce qui est fait est fait ; la France n’a plus à se demander aujourd’hui si elle doit aller au Tonkin, elle y est comme elle est a Hué, comme elle est à Saigon, colonie de plus vieille date.

Elle est liée à ces contrées par la sang de ses soldats morts sous le drapeau, par les sacrifices qu’elle a faits, par un devoir de protection à l’égard de ceux qui se sont intéressés à sa cause, par une suite d’actes accomplis depuis quelques années, sanctionnés après tout par le parlement. La France, qu’on y songe bien, n’a pas en seulement une guerre, à la vérité assez bizarre, assez mal définie, avec la Chine ; elle a signé avec le Céleste-Empire un traité qui, en reconnaissant ses droits sur le Tonkin, lui impose aussi des obligations et règle ses relations de frontières. Elle a créé dans l’Annam toute une situation qui est bien son œuvre, dont elle a la responsabilité, en attendant d’en avoir les avantages, s’il y en a. Elle a attesté de toute façon la volonté d’être une puissance souveraine on protectrice dans cette partie de l’extrême Orient. Croit-on qu’il serait si simple et si facile aujourd’hui de rompre avec ce passé d’hier, de s’en aller en se secouant comme si on avait fait un mauvais rêve pendant quelques années ? Pense-t-on qu’après avoir bataillé et traité en définitive avec la Chine pour la possession du Fleuve-Rouge, on aurait beaucoup d’autorité pour négocier dans des conditions nouvelles avec le gouvernement de Pékin, pour obtenir de lui le respect du traité de Tien-Tsin, ou de tout autre traité, lorsqu’il n’aurait plus à craindre notre présence ? Est-on bien sûr que notre départ ne sera pas le signal du massacre de ceux qui ont accepté notre domination, qui sont sous notre protection, d’un mouvement qui pourra gagner la Cochinchine elle-même, — et que nous ne serons pas obligés de quitter aussi Saigon, ou de revenir en armes pour reconquérir ce que nous aurons abandonné ? On peut bien sans doute partir si l’on veut ; on oublie seulement qu’il en est de certaines affaires comme de ces batailles qui auraient pu ne pas être livrées et dont on ne peut plus se dégager, dès qu’on est aux prises avec l’ennemi, sans s’exposer à un véritable désastre. On peut quitter le Fleuve-Rouge ; mais on peut être bien sûr que le prestige de la France se trouvera du même coup singulièrement diminué dans tout l’extrême Orient comme en Europe par le spectacle des versatilités de notre politique, par cet aveu d’impuissance, par cette retraite de notre drapeau.

C’est le pays, dit-on, qui s’est prononcé dans les élections dernières, c’est le pays qui a imposé la politique d’abandon en votant contre le Tonkin, contre les expéditions lointaines. Eh ! sans doute, le pays a voté contre le Tonkin, ou du moins contre la politique qui a préparé, qui a conduit la campagne du Tonkin, qui en a fait une entreprise aussi coûteuse que meurtrière. Il se sentirait tout aussi vivement blessé, on peut le croire, le jour où il verrait son drapeau se replier