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pourrait, par analogie, appeler parlement national et conseils généraux, on voit siéger à côté les uns des autres des hommes ou des fils d’hommes qui, naguère, passaient leur vie à s’entretuer et à se dévorer. Les transactions des embozés, publiées régulièrement dans les deux langues anglaise et fijienne, répandent des flots de lumière sur l’état moral et intellectuel des habitans, sur leurs mœurs et sur la tournure d’esprit, des nouveaux parlementaires, qui, revêtus d’un certain pouvoir judiciaire, joignent aux fonctions administratives que le gouvernement anglais leur a attribuées l’autorité et le prestige dont, comme chefs de tribus, ils ont joui de temps immémorial.

Je renonce à donner dans ces notes un précis de droit public fijien. A en croire des personnes dont l’impartialité n’est pas suspecte, la constitution octroyée aux insulaires fonctionnerait assez bien ; car si l’apparence en est bizarre, c’est précisément parce qu’elle s’adapte à des hommes et à des choses bizarres aussi. D’ailleurs, me dit-on, regardez ce peuple : quelle transformation ! — Et on me cite plusieurs faits incontestables et vraiment merveilleux. Je n’en mentionnerai qu’un seul. Autrefois, débarquer dans cet archipel, c’était exposer sa vie, pénétrer dans l’intérieur, c’était courir au-devant d’une mort presque certaine. Qu’on lise le livre très curieux de capitaine (amiral) Erskine[1] et on verra ce que les Fiji étaient il y a quarante-ans. Aujourd’hui, c’est une petite troupe exclusivement composée d’indigènes qui veille sur la vie du gouverneur et de sa famille, de son état-major et des résidens blancs. A l’exception du jeune officier qui commande ces soldats improvisés, il n’y a pas un militaire anglais à Fiji ! Et notez bien ceci : les sujets de couleur de la reine forment 98 pour 100 de la population entière de l’Archipel.

Il y aurait encore d’autres miracles à enregistrer. Cependant, il faut en convenir, les jugemens qu’on entend énoncer ici par les vieux résidens, les plus à même de connaître le pays, varient à l’infini. Les uns attribuent au gouvernement le mérite des avantages obtenus, d’autres au fonctionnement de la nouvelle constitution, aux missionnaires, ou bien à l’influence des Européens. Mais il y a aussi des voix, non moins autorisées, si la longue résidence et le contact, continuel avec les indigènes donnent de l’autorité, qui soutiennent sérieusement que les Fijiens, loin d’avoir été des sauvages, étaient, arrivés avant l’introduction du christianisme à un haut degré de civilisation. Les uns révoquent en doute l’existence même du cannibalisme, les autres la nient formellement, d’autres en parlent comme d’une calomnie, ou encore n’en font pas même

  1. Publié en 1853 et intitulé : A Cruise among the Islands of the Western-Pacific.