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humbles ont donc ou leur part dans ce progrès du bien-être matériel. Chacune a monté d’un échelon, et c’est là un fait dont l’évidence, à mes yeux, est telle qu’il faut désespérer d’en convaincre ceux qui persistent à le nier.

J’ai dit : le bien-être et je n’ai pas dit : le bonheur. C’est, en effet, une question d’un tout autre ordre de savoir si la félicité morale s’accroît en proportion de l’amélioration dans la condition matérielle. Cette question n’est point susceptible d’une solution en économie sociale, car chacun la résoudra toujours suivant l’idée qu’il se fait personnellement du bonheur. Le bonheur ! qui pourra dire, en effet, avec exactitude en quoi il consiste ? Est-il en nous ou hors de nous ? Dépend-il davantage des particularités de la nature ou des circonstances de la vie ? Le trouvera-t-on dans la satisfaction des désirs ou dans leur modération, dans l’enivrement des passions ou dans la sagesse du cœur ? Est-il dans la gaité insouciante de l’enfance, dans l’ardeur mélancolique de la jeunesse, dans la résignation virile de l’âge mûr, dans le détachement serein de la vieillesse ? Hélas ! le bonheur où se cache-t-il ? Qui est heureux ? et n’est-ce pas la plus étrange des illusions que de chercher, comme le voudrait l’école du passé, une sorte d’idéal de félicité terrestre dans des temps où nous n’avons pas vécu, alors qu’il y a plus de deux mille ans, la philosophie antique proclamait déjà par la voix du tragique grec : « Le premier degré du bonheur est de ne pas naître ; le second, de rentrer le plus tôt possible dans le néant, » et que l’espérance chrétienne elle-même n’est point parvenue à guérir l’homme de cette incurable tristesse ? « Ces beaux jours, ces jours heureux, disait Bossuet à la cour de Louis le Grand, ou les hommes toujours inquiets les imaginent du temps de leurs pères, ou ils les espèrent pour leurs descendais : jamais ils ne pensent les avoir trouvés ou les goûter pour eux-mêmes. Vanité, erreur, et inquiétude de l’esprit humain ! Mais peut-être que nos neveux regretteront la félicité de nos jours avec la même erreur qui nous fait regretter le temps de nos devanciers, et je veux dire, en un mot, messieurs, que nous pouvons ou imaginer des jours heureux, ou les espérer, ou les feindre, mais que nous ne pouvons jamais les posséder sur la terre. »

Ne nous préoccupons donc point du bonheur, mais demandons-nous s’il est raisonnable d’espérer que ce progrès, suivant moi indéniable, finira par conduire l’humanité à un état nouveau duquel sera à peu près éliminée toute souffrance matérielle provenant de la non-satisfaction des besoins, en un mot de la misère. C’est ici que me paraît être la profonde illusion de l’école de l’avenir et cela parce que la misère ne naît point de circonstances contingentes et passagères, mais qu’elle est, au contraire, entretenue par des causes