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nécessaires et permanentes. Tout d’abord il faut reconnaître que le progrès est par lui-même artisan de souffrances et qu’il n’y a pas de vainqueur plus impitoyable. Toutes les fois, en effet, qu’un pays jeune, produisant plus abondamment et à meilleur compte les denrées nécessaires à la vie, entre en relations c’est-à-dire en concurrence avec des pays anciens et relativement épuisés, toutes les fois qu’un produit meilleur et plus économique prend la place d’un produit inférieur et plus cher, toutes les fois que la découverte de quelque procédé nouveau permet de fabriquer un même produit ou d’obtenir un même résultat au prix d’un moindre effort de bras ou d’un moindre emploi de temps, il y a profit pour la cause générale de l’humanité. Mais au prix de quelles souffrances individuelles ce profit n’est-il pas acheté ? Combien d’humbles existences, accoutumées à tirer leur gagne-pain de ces produits hors d’usage ou de ces procédés de fabrication arriérés, verront un trouble profond brusquement apporté dans leur modeste sphère par ces découvertes bienfaisantes en elles-mêmes et qui, cependant, s’abattent sur des milliers d’êtres comme une calamité ! Le progrès écrase tout ce qui lui résiste et il ne suspend jamais sa route pour laisser à ses victimes le temps de panser leurs plaies- Or comme aucune puissance humaine ne saurait lui dire : Tu n’iras pas plus loin ! aucun terme ne saurait non plus être assigné aux souffrances qu’il engendre. La double croyance à la continuité du progrès et à la perpétuité de la misère n’a rien qui soit contradictoire. Loin de s’exclure, les deux affirmations s’imposent du même coup et s’enchaînent l’une à l’autre.

À ces souffrances qui sont pour l’humanité le prix de ses victoires viennent s’en ajouter d’autres qui sont au contraire la conséquence de son infirmité physique ou morale. Tous ceux qui vivent du travail de leurs bras ne sont pas également bien outillés pour la tâche qui leur incombe. Je ne parle pas uniquement des non-valides, qui sont fatalement réduits à vivre d’assistance. Mais en dehors de ceux-là, il y aura toujours nécessairement une catégorie assez nombreuse de moins vigoureux ou de moins intelligens, que son infériorité condamnera aux travaux les plus grossiers et les moins rémunérateurs. Pour eux, ainsi que je l’ai montré dans une précédente étude, la hausse des salaires n’existe guère, absorbée qu’elle est presque entièrement par l’augmentation du prix des choses, et la loi d’airain, qui n’est pas, il s’en faut une règle générale et absolue, tend cependant à ramener sans cesse leur gain au minimum strictement nécessaire à la subsistance. Aussi toute espérance d’améliorer leur condition d’une façon sensible leur semble-t-elle refusée. Ils sont inévitablement condamnés à ce que Fourier appelait énergiquement la faim lente, et la