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ne s’engageait que pour une campagne et le second pour la vie. l’un et l’autre demandaient, en outre, à être mis en état de payer leurs dettes : une affaire de 150,000 livres pour Bouillé et de 80,000 pour son compagnon. Le marquis devait amener avec lui son fils et plusieurs officiers de toutes armes.

Grimm en écrivit sur-le-champ à Catherine ; Heymann se chargea de la lettre et la fit parvenir à Pétersbourg par un officier de hussards qui sortit de France sous couleur d’un achat de chevaux. L'impératrice ne montra pas autant d’empressement à conclure le marché que son correspondant en avait mis à le lui proposer. Elle insinua que ses généraux russes valaient bien les « grands faiseurs » français, sans compter qu'elle en voulait terriblement à des militaires qui ne savaient pas mieux défendre le trône. Elle ne refusa point pourtant les offres de Bouillé, mais lui envoya des contre-propositions : son grade et son ancienneté dans ce grade, un traitement de 22,000 roubles et 3,000 ducats pour le voyage. Pas un mot du paiement des dettes. Ce dessein, d’ailleurs, n’eut pas de suite. Les projets de fuite de Louis XVI, auxquels Bouillé prit la part que l’on sait, tournèrent pour le moment ses idées d’un autre côté, et, une fois entré dans l’émigration, il n’eut plus qu'une pensée : combattre la France révolutionnaire.

Bouillé ne fut pas le seul officier français qui recourut à l’intermédiaire de Grimm pour chercher à entrer au service de Catherine. La faveur de l’agent officieux était si connue qu'on s’adressait tout naturellement à lui pour arriver à l’impératrice. c’étaient le cadet des Vioménil et le comte de Vauban qui « voulaient se vouer au service qui avait pris la victoire à sa solde, » le jeune prince de Craon qui allait faire ses premières dévotions au temple de la gloire, » le marquis de Juigné, qui, chef d’une nombreuse famille et dépouillé d’une fortune considérable, désirait endosser l’uniforme de sa majesté impériale. Outre les requêtes dont il était le canal, Grimm était chargé des fonds nécessaires pour tout ce mouvement d’émigration, ainsi que des secours que Catherine accordait aux exilés politiques sans ressources. Le maréchal de Castries, l’ami de Grimm, lui accuse réception d’une lettre de crédit de 15,000 livres destinées à des avances aux officiers qui passaient en Russie pour faire la guerre contre les Turcs.

Catherine, qui se plaît à donner des noms, en a donné un aux affaires d’état ; elle les appelle « la soupe aux pois, » comme qui dirait une bouillie épaisse où l’on ne voit guère ce qu'il y a au fond. Elle n’aime point, dans tous les cas, qu'on y regarde, n’admet pas qu'on essaie de lui en remontrer ou même de faire l’entendu. Aussi est-il curieux de voir son correspondant, si friand qu'il soit de politique, s’en tenir aux généralités, se borner à des considérations sur