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et bien au-delà, par Rhadamès, Rhat, Insalah, au Niger, à Tombouktou. On cite de lui ce trait habile qui fait comprendre la rapidité de son succès : une caravane menait à un marché quelconque une troupe d’esclaves noirs amenés du Ouadaï. Senoussi, qui déjà disposait de ressources considérables, les acheta : il les convertit, en consacra une partie au service de la zaouïa; quant aux autres, il les avait instruits, transformés, il les renvoya libres dans leur pays. Le résultat se devine : ces missionnaires indigènes répandirent ardemment sa propagande; en peu de temps le Ouadaï entier fut musulman et senoussi, depuis le plus humble des nègres jusqu’au roi du pays. Or le Ouadaï est de beaucoup le plus guerrier des états du Soudan, il domine ses voisins par la terreur; il nous est fermé. Le docteur Nachtigal qui est resté plusieurs années au Bornou et au Bagirmi, deux royaumes limitrophes, n’a pu y pénétrer (1869) qu’à la condition d’y passer seulement, et non sans danger, après d’interminables négociations, grâce à sa qualité de médecin et aux services qu’il avait rendus au souverain du Bornou, l’allié du sultan du Ouadaï.

Il va sans dire que les habitans de la Cyrénaïque, du Fezzan et des pays touaregs furent les premiers à accueillir la nouvelle doctrine; elle flattait trop leurs goûts nomades et leur indépendance pour ne pas les séduire. Prêcher la retraite à des vagabonds ou à des peuples que le désert sépare des autres hommes, c’était prêcher des convertis. Nous verrons en outre comment Senoussi sut mettre d’accord sa propagande et leurs intérêts matériels, ménager à la fois leurs goûts dans ce monde et leurs espérances dans l’autre.

S’agit-il de ceux qui vivent côte à côte avec les chrétiens, à ceux-là il tient un autre langage, il ne leur dit pas : «Fermez vos portes ! » puisque le seuil en est déjà franchi, il dit à ceux qui se plaignent, aux musulmans sincères ou aux ambitieux déçus : « Venez à moi. » Il a retenu l’organisation occulte de son ami Si Moussah bou Ahmar et son système d’administration parallèle à la nôtre. Autant que possible, il cherche à limiter en Algérie, mais discrètement ; ses expériences en Égypte l’ont rendu sage ; il ne donne prise à aucune répression. Ses envoyés n’en ont pas moins pour mission de recruter le plus possible de fidèles, de leur faire quitter leur pays. Senoussi aurait voulu organiser l’émigration des Algériens vers le sud, faire de notre nouvelle colonie le désert que trouvèrent en Russie les armées de Napoléon. Aux croyans qu’il espère décider à le rejoindre, à ceux qui hésitent, il crie par la voix de ses mokaddems ces paroles menaçantes : « Quittez votre pays ! Est-ce que la terre de Dieu n’est point vaste? Celui qui quittera sa