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patrie pour suivre la « voie » de Dieu trouvera sur cette terre des asiles nombreux et commodes, mais, si vous restez dans le pays des infidèles quand il vous serait possible d’en sortir, si vous y restez parce que vous tenez peu à nous, alors nous nous rencontrerons le jour où ni les richesses ni les enfans ne serviront de rien! » Et il ajoute, sans doute pour ceux qu’effraie la longueur du trajet sur un sol aride, sous un ciel brûlant : « Aux premiers d’entre les émigrés Dieu a préparé des jardins au-dessous desquels coulent des fleuves ! »

Senoussi s’est bien rendu compte qu’il était plus facile de conquérir un terrain, fùt-il immense, que de regagner celui qui était déjà tombé en notre pouvoir. Aussi l’avons-nous vu se tourner vers le sud; il eut bien vite entre les mains les autorités des vilayets turcs autour de Tripoli, par conséquent aucun obstacle ne fut apporté à son action : il l’exerça librement dans un pays où les Européens sont en infime minorité : à Benghazi, c’est à peine si un chrétien, un consul ose sortir; à Tripoli, le danger n’est pas continuel, mais il existe. Quant à pénétrer à Djarboub, nul autre qu’un musulman ne saurait y songer ; encore est-il soumis, avant d’y être admis, à des épreuves et à un minutieux interrogatoire. Des villes comme Rhut et Rhadamès, où nous pouvions pénétrer, sont devenues inaccessibles. Mlle Tinné, Dournaux-Dupéré, nos missionnaires, ont été massacrés pour avoir voulu tenter cette entreprise. Le colonel Flatters et sa mission furent victimes d’un complot qui reçut son mot d’ordre à Djarboub. Nul ne peut donc essayer aujourd’hui d’entraver ou de contrôler sur place les progrès des senoussya et, s’ils n’ont pas réussi à dépeupler l’Algérie, au moins se sont-ils assuré le libre accès des contrées qu’ils nous ont fermées.

Comment ont-ils profité de ce libre accès? Comment ont-ils établi et développé leurs relations avec le Soudan? Ce n’est pas, à coup sûr, en libérant, comme nous le leur avons vu faire une fois, des convois d’esclaves : le moyen eût été coûteux et peu pratique. Au contraire, Senoussi, contemporain des philanthropes occidentaux qui poursuivaient la suppression de la traite, pouvait constater l’immense impopularité de leurs tentatives en Afrique, la constater et en tirer parti ; il vit successivement fermer les marchés de l’Algérie, de Tunis, de Tripoli ; il comprit, ce dont nous ne nous doutions pas, que cette fermeture coupait net les routes du Soudan aux centres européens, par conséquent éloignait de nous et isolait les peuples que nous voulions civiliser. Ces peuples, généralement doux, se seraient ouverts à notre influence, si nous avions pu ne pas bouleverser leurs usages et ménager, au moins au début, leurs