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ce qui fait du Caïd le plus spirituel de nos opéras bouffons contemporains.

Toutefois n’allons pas oublier pour lui le plus spirituel de nos opéras comiques : le Roi l’a dit, de M. Léo Delibes. Nous avons parlé naguère avec quelque détail de ce petit chef-d’œuvre[1]. Nous en avons loué les qualités toutes françaises : la verve intarissable, les idées ingénieuses et la facture exquise. Avec tout le savoir d’aujourd’hui, M. Delibes a retrouvé sans copie ni pastiche tout l’esprit d’autrefois. Son œuvre la plus ténue sera peut-être la plus durable : le roseau qui plie et ne rompt pas.


V.

Il nous faut analyser une dernière partition, et non l’une des moins glorieuses : Carmen. Molière a raison : la mort rajuste bien des choses. — Mort, le pauvre Bizet laisse au public plus de regrets que vivant il ne lui donnait d’espérances. Je le vois encore, ce public des premiers soirs de Carmen : indifférent, pour ne pas dire hostile; étonné parfois, effarouché même, et criant au scandale quand il aurait dû crier au miracle. C’en était fait, à l’entendre, des traditions musicales et des mœurs littéraires de l’opéra comique; on ne verrait plus de jeunes filles dans la salle, puisque l’on mettait des filles sur la scène. — Mon Dieu ! que la Carmencita ne soit pas l’idéal de la jeune fille, on le savait depuis Mérimée; mais à tout prendre, et pour discuter ce grief d’indécence, le troisième et le quatrième acte de Rigoletto, l’acte du jardin de Faust, ne seraient pas bons non plus à montrer aux demoiselles. Aussi bien, dans cet ordre de choses, les crudités sont peut-être moins à craindre que certaines douceurs. Que les mères se rassurent : quand leur fille verra Carmen grignoter des dragées, s’asseoir sur une table, jouer des castagnettes avec une assiette en morceaux, et changer d’amoureux deux fois en trois actes, elle n’en sera pas troublée. Elle se demandera simplement, comme l’héroïne d’Arvers :


Quelle est donc cette femme?., et ne comprendra pas.


Cet excès de pruderie explique, sans le justifier, l’accueil plus que réservé que reçut à l’origine l’œuvre qu’on fête aujourd’hui. Dédaignée, presque chassée comme un enfant par une mère injuste, elle s’est réfugiée chez nos voisins, chez nos ennemis même. Tous

  1. Voyez la Revue du 15 Juillet 1885.