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III.

Au premier coup d’œil, les tribus du Nord, en se séparant du centre brillant de Jérusalem, portèrent un coup mortel à leur propre développement. Mais l’histoire d’Israël est en tout si particulière que ce qui semble ailleurs une décadence est ici une condition de progrès. L’esprit israélite, contrarié par Salomon, reprit le dessus avec une élasticité extrême. Les prophètes, qui avaient déclamé contre les travaux de Jérusalem et amené la sécession, furent maîtres du royaume nouveau. On se mit à réchauffer les anciennes traditions, à les rapprocher, à établir entre elles un ordre déterminé. La mémoire jusque-là s’était chargée de ce soin ; on commença à éprouver le besoin d’écrire ces récits et de les coordonner selon un plan suivi. L’usage de l’écriture s’était fort répandu sous David et sous Salomon ; mais on ne l’avait pas encore appliquée aux traditions orales. Ces traditions se défendaient par leur notoriété. On n’écrit pas ce que tout le monde sait par cœur. La rédaction de pareilles données ne se fait que quand la mémoire éprouve déjà quelque fatigue et commence à fléchir.

Voilà pourquoi, d’ordinaire, la rédaction d’un ensemble de traditions orales n’est pas, à l’époque où elle a lieu, un fait aussi capital que nous sommes portés à nous l’imaginer. Le livre qui n’est que la rédaction d’un vieux fond traditionnel n’est jamais, au moment où il est écrit, un événement de sensible importance. Les gens au courant de la tradition ne s’en servent pas et affectent même un certain dédain pour ces sortes d’aide-mémoire ; les maîtres s’en soucient peu. Il en fut ainsi pour les Évangiles, pour les Talmuds, devenus plus tard des livres d’une si haute importance, et dont l’apparition ne fit aucune sensation, parce que la génération où ils parurent en savait d’avance le contenu.

Les traditions orales d’Israël étaient de plusieurs sortes. À l’arrière-plan flottaient, dans un lointain indécis, les récits d’origine babylonienne ou harranienne, ces mythes sur l’histoire primitive et le déluge que les Hébreux avaient emportés avec eux de leur ancien séjour. Les souvenirs d’Our-Casdim et du roi mythique Ab-Orham (Pater Orchamus), combinés avec ceux d’un ancêtre supposé, Abram (le haut père), fournissaient la vie fabuleuse d’un patriarche, qui était déjà censé parcourir en nomade le pays de Chanaan. La biographie anecdotique de deux autres patriarches, Isaac et Jacob, et des fils de ce dernier, en particulier d’un prétendu Joseph[1].

  1. Ce sont là d’anciens noms de tribus. La forme pleine était Jacob-el, Joseph-el. La forme Jacob-el a été signalée dans les textes hiéroglyphiques de l’Égypte. La forme qui traversait, en Égypte, les plus piquantes aventures, Joseph-el a été trouvée récemment dans ces mêmes textes par un jeune savant du plus grand mérite, M. William N. Groff. (Revue égyptologique, IV, p. 95 et suiv.)