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traduisait, il y a quelque vingt ans, M. D’Hervey de Saint-Denis[1], celles de Li-taï-pé, par exemple, ou de Thou-fou. Je n’oserais affirmer que le génie chinois y soit incapable d’idéal, mais ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il y rase volontiers le sol. Rien ici d’extraordinaire ou même de très particulier, rien d’étrange ni de bizarre ; mais l’inspiration la plus familière, peu d’images, toujours très simples, tirées des usages de la vie quotidienne, à peine indiquées, jamais poussées, plus de grâce enfin que de force, nulle métaphore ambitieuse, des chansons plutôt que des odes, — et beaucoup de chansons à boire. A la un du dernier siècle, c’est une juste remarque de M. Emile Montégut, Li-taï-pé eût pu s’appeler Robert Burns; et rien n’eût empêché Thou-fou de chanter le Dieu des bonnes gens :


Vins qu’il nous donne, amitié tutélaire.
Et vous, amours, qui créez après lui.
Prêtez un charme à ma philosophie
Pour dissiper des rêves affligeans.
Le verre en main, que chacun se confie
Au Dieu des bonnes gens.


Les Chinois boivent dans des tasses, et leur vin n’est pas, comme le nôtre, autrefois, le jus de la treille; on dit aussi qu’ils se nomment Thou-fou plus souvent que Dupont ou Durand; mais à cela près, leur Dieu n’est pas plus gênant que celui de nos bons chansonniers, ni leur chanson d’un ton beaucoup plus élevé.

Même observation à faire sur leurs romans : les Deux Cousines, les Deux Jeunes Filles lettrées, la Femme accomplie; — je ne parle ici que de ceux qui sont à la portée du lecteur français, — les Contes et Nouvelles jadis traduits par M. Théodore Pavie ; les Pruniers merveilleux, plus récemment mis en français[2], par M. Théophile Piry. L’Inde et la Perse ont leurs-épopées, le Ramayana ou le Shah Nameh, des poèmes, des légendes, leurs apologues et leurs fables; les Arabes ont leur Mille et une nuits; la Chine seule a des romans, de vrais romans, des romans de mœurs, comme les nôtres, et même des romans naturalistes. « L’École de la littérature légère et des romans, dit quelque part un pédant chinois, tire son origine du bureau des employés les plus infimes... Les conversations des rues, les entretiens des carrefours, les conversations que l’on entend dans les bouges, ce sont les sujets des compositions des écrivains de cette

  1. Poésie de l’époque des Thang, traduites par le marquis d’Hervey de Saint-Denis. Paris, 1862; Amyot.
  2. Erh-tou-mei, ou les Pruniers merveilleux, roman chinois traduit et accompagné de notes, par M. Théophile Piry. Paris, 1880; Dentu.