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moins d’importance à la forme du gouvernement qu’à la composition de la société. Pourvu qu’elle restât fondée sur l’égalité, que l’influence du clergé fût comprimée, que l’ancienne aristocratie nobiliaire fût abolie, l’essentiel de la révolution leur parut conservé. Leur esprit se préparait ainsi à comprendre et à accepter la nécessité d’une crise qui mettrait fin à l’agonie du directoire et au malaise de la France.

Notre pays ne change pas, du reste, aussi complètement qu’on le croit : sans doute la révolution avait transformé les lois, les mœurs, les habitudes extérieures, le costume ; mais l’éducation de l’âme, de la conscience, elle ne l’avait pas refaite. Une révolution religieuse n’avait pas accompagné la révolution sociale ! La liberté ne s’était pas implantée dans le pays. La convention avait développé les côtés démocratiques de cette race audacieuse et active qui apprécie avant tout un gouvernement pour sa justice et sa bienveillance, un gouvernement prenant pour lui le souci de s’occuper des affaires des autres, un gouvernement absolument uniforme et égalitaire.

Tout avait conspiré pour faire de Bonaparte l’homme qui satisfit ces goûts et cette lassitude. Les têtes les plus solides étaient folles de lui. Ceux qui ont traversé ces temps de désordre et de patriotisme ne parlent dans leurs lettres d’affaires que des récits déjà légendaires de la bataille d’Arcole ou de Rivoli. On s’embrassait dans les rues, on pleurait d’attendrissement à la nouvelle que Bonaparte était arrivé d’Egypte ; les jacobins, préoccupés de leur bien-être, se préparaient à endosser des habits galonnés. « Puisque nous ne pouvons pas sauver la république, disait l’un d’eux à Mme de Staël, tâchons de sauver du moins les hommes qui l’ont faite. » Bonaparte, ce génie si italien, éblouissait par son imagination grandiose tous les hommes de la révolution ; il avait, à trente ans, de ces mots de désabusé, comme celui-ci à Decrès : « Je suis venu trop tard, il n’y a plus rien à faire dans ce monde! » ou, comme cet autre mot à Rœderer, qui, visitant un jour avec lui les Tuileries, lui disait : « c’est triste ! — Oui, comme la grandeur. »

Il faut le constater, l’opinion de la bourgeoisie, bien loin d’être inquiète au lendemain du 18 brumaire, fut confiante et rassurée. Elle espéra tout alors, même le maintien des formes protectrices du droit, de l’homme extraordinaire à qui elle demandait avant tout de consacrer la révolution civile.


IV.

Une force inconnue avait brisé les caractères les plus fermes et frappé d’aveuglement les esprits les plus éclairés. Les contemporains de Bonaparte furent ses complices, et il régna sur la France