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eu cette consolation de régner vivant sur les esprits et de pouvoir s’en remettre à la postérité ! Il a fallu que Beethoven mourût pour passer dieu, et c’est alors que sa religion s’est fondée et que le Beethoven-dogme nous a valu le Beethoven-martyr.

Martyr! oui, de lui-même, victime de son propre génie, qui, portant trop haut et trop loin, se cognait douloureusement aux angles du réel et ne trouvait d’apaisement que dans l’art, martyr de ce mal cruel, de cette hypocondrie inséparable de tout idéalisme transcendant et qui chez lui se doublait de la plus atroce des infirmités dont un musicien puisse être affligé! Mais, contre cet état psychologique et pathologique, la société ne pouvait rien; elle admirait, honorait, célébrait le maître, et quand elle avait assez compati à l’affligé, rudoyait parfois l’original. Où nous voyons aujourd’hui « une destinée, » les contemporains voyaient un sourd, beaucoup plus à plaindre que les autres, mais souvent aussi bien maniaque.

Tout ceci nous explique les perplexités de Grillparzer à l’endroit du poème qu’on lui demandait pour le voisin d’en face : « j’avoue, écrit-il en son journal, que cette proposition me causa quelque effroi ; d’abord l’idée de rédiger un libretto ne me souriait guère ; ensuite Beethoven était sourd, complètement sourd, et ses derniers ouvrages d’un caractère abstrait si prononcé me faisaient douter qu’il fût encore capable de composer un opéra... Du reste, mon hésitation dura peu. Lorsqu’un grand homme manifeste un tel désir, ce serait risquer de priver le monde d’un chef-d’œuvre que de ne pas y consentir sans discussion. » Le poète se mit en quête d’un sujet, et, quand il l’eut trouvé, il encadra ses strophes en manière d’enluminures dans un fabliau du moyen âge. Mélusine ! à ce nom, toutes les poésies du néo-romantisme musical vous chantent à l’imagination. La nymphe d’une source renonce aux impersonnelles et négatives douceurs de l’être élémentaire pour tâter de la vie et de ses émotions. Désormais, un cœur humain battra dans sa poitrine, elle aimera, souffrira, et, vaincue par l’expérience, retournera s’anéantir dans la nature, préférant à nos joies comme à nos douleurs l’impassibilité finale.

Vous voyez d’ici le tableau ! disons mieux, les tableaux, car il y en avait bon nombre très variés et de couleur à rappeler aux effets de lumière la vue assombrie de l’auteur de Fidelio. La rencontre au bord du lac avec le comte Raymond, les noces féodales, la grotte mystérieuse où la nymphe vient à certaines périodes lunaires visiter ses sœurs d’autrefois et dont l’époux de Mélusine a fait serment de ne jamais franchir le seuil ; — autant de scènes que la symphonie et le drame se disputent. Cependant le soupçon et la jalousie pénètrent au cœur de Raymond ;