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ne lui reprocherons pas son triomphe. — Mais voici que déjà, — hormis Hernani et Ruy Blas, qui peuvent rester au répertoire à titre de comédies romanesques, affectant mal à propos trop de pathétique, mais ornées heureusement d’intermèdes lyriques par un grand artiste, — hormis Hernani et Ruy Blas, tout ce théâtre n’est déjà plus qu’un théâtre de bibliothèque. C’est qu’on y peut trouver des fragmens d’ode, d’élégie ou d’épopée, mais point de drame, car l’humanité en est absente. L’humanité ! Shakspeare nous l’offre brute, et Racine la donne raffinée ; chez Hugo, demandez l’une ou l’autre : néant ! Les personnages de Shakspeare et de Racine, conçus par des imaginations qui sont différemment raisonnables, mais qui le sont, peuvent supporter le contrôle de notre raison ; ils sont variés, et chacun d’eux est notre prochain, dont l’action logique nous intéresse. Les personnages de Hugo, créés et gouvernés par la fantaisie pure, dociles et monotones truchemens de l’auteur, nous laissent indifférens, à moins qu’ils ne nous agacent : tant il est vrai qu’aucun pouvoir, pas même l’imagination à ce degré où elle se nomme génie, ne peut longtemps se passer de la raison ni prévaloir contre la raison !

Tout cela, ni M. Renan, à la Comédie-Française, ni à l’Odéon, Mlle Simone Arnaud, — qui a gratifié Hugo d’une belle ode, — ne pouvaient le déclarer brutalement. Mais l’ingénieux auteur de ce « dialogue des morts » a laissé entendre la vérité sans la dire. Il a voulu que Racine et Corneille, aux champs Élysées, préoccupés des choses du théâtre à peu près comme Froufrou et Valréas à Venise, appelassent de leurs vœux un poète qui rendît à la langue, après le refroidissement du XVIIIe siècle, la chaleur et l’éclat. Il a fait célébrer la venue de ce héros moderne non-seulement par Diderot, mais par Voltaire. Il s’est avisé même d’amadouer Boileau en sa faveur jusqu’à lui faire présager avec ivresse la victoire de ce nouveau dieu sur certaine idole, élevée à l’honneur de Boileau, justement, par des disciples qu’il désavoue. À merveille ! Mais dans ce concert de bous génies, rassemblés autour du berceau de Victor Hugo, M. Renan a pris soin de ne pas faire entendre Molière. C’est que celui-ci, apparemment, il l’a jugé incorruptible. Molière devant les drames de Hugo ! Déconcerté un moment, il aurait bientôt ri, et puis haussé les épaules avec colère. Ruy Blas même l’aurait fâché comme une parodie à rebours, un travestissement sérieux des Précieuses ; et Hernani, de l’École des femmes… Molière, encore plus que Racine et Shakspeare, c’est la raison et l’humanité sur la scène ; Hugo, c’est la fantaisie et la force vide. Si Molière n’est pas resté chez lui, le 26 février, M. Renan sait bien pourquoi.


Louis Ganderax.