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la méchante femme, qui souvent devient bonne, Lucrèce, Marie Tudor, Tisbe ; le sbire, Laffemas, Gubetta ou Homodei, qui, par Simon Renard et don Salluste, se rattache à l’ogre, au despote, à don Alphonse, à Angelo ; le roi amoureux, Carlos ou François ; le politique, Cromwell, Charles-Quint, Ruy Blas, Barberousse. Entre ces drames, il pourrait se faire des échanges de personnages, pourvu que chacun fût remplacé par un de ses camarades du même groupe : que chaque pièce garde seulement les décors et les costumes qui lui sont affectés, et ces chasses-croisés ne troubleront pas l’ouvrage. Bien plus, les membres des différens groupes ont un air de famille ; ils paraissent également éloignés ou plutôt rapprochés de l’auteur. Quoi d’étonnant ? Ils ne sont que des mannequins par la bouche desquels le poète souffle des paroles qui sont bien du même temps et du même pays, — n’étant que les lieux-communs à la mode en France vers 1830, mis en vers sonores et pittoresques par un prodigieux virtuose.

Car c’est là qu’il faut en venir. Au théâtre, plus qu’ailleurs, Hugo est demeuré l’enfant sublime : sa psychologie, son érudition, sa dramaturgie, sous le couvert de la nature, de l’histoire et de Corneille, sont puériles ; sa poésie est admirable. Considérons pour eux-mêmes, sans chercher quel rapport ils ont à un drame quelconque, tel duo de Didier et de Marion, d’Hernani et de doña Sol, de Ruy Blas et de doña Maria, ou tel couplet de Ruy Gomez ; acceptons-les comme des pages détachées des Feuilles d’automne ou des Voix intérieures ; admettons les monologues de Cromwell et de Triboulet comme tirés des Contemplations, celui de Ruy Blas comme extrait des Châtimens ; les discours de Saint-Vallier, de Nangis, de Job et de Barberousse comme autant de feuillets de la Légende des siècles : alors nous serons éblouis, enchantés. Mais ces merveilleux poèmes, qui n’expriment rien qu’un même talent, ces chefs-d’œuvre lyriques, pourquoi les faire réciter sur la scène par plusieurs acteurs, vêtus de costumes divers, qui nous donnent à entendre, par leur aspect et leurs noms, qu’ils sont des personnages différens, voire des héros historiques, prêts à parler et agir pour leur compte, selon la logique de leur caractère, de leur passion et des circonstances ? Nous voyons presque aussitôt qu’il n’en est rien ; cet essai d’abus de confiance nous fâche, cette déception nous irrite, et le plaisir de la poésie, le seul que nous trouvions là, nous devient, dans ces méchantes conditions, une fatigue et un ennui. Prenons-le comme il faut, ce plaisir : dans un fauteuil, au coin du feu, en hiver ; sous l’ombrage, en été.

L’œuvre dramatique de Hugo a été militante : « Ce n’est pas bon, gémissait Delavigne, ce que fait ce diable de Dumas ; mais cela empêche de trouver bon ce que je fais… » Hugo, encore plus que Dumas, était préférable aux classiques de la décadence, il a précipité leur ruine : que son nom soit béni ! — l’œuvre dramatique de Hugo a été triomphante : il suffit que nous ayons dit par quelles occasions, et nous