Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/533

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en l’accablant d’éloges mérités, en disposant le public ingrat et malin à dire de lui ce que disait d’Aristide le paysan athénien. Je ne rendrai point à la sienne Ce mauvais office et je me contenterai d’indiquer un trait particulier de sa nature, parce qu’il suffit à lui seul pour expliquer bien des choses et pour répondre au besoin à plus d’un reproche.

Ce qui caractérisait avant tout, plus que tout, Mme de Staël, c’était, d’une part, une activité impétueuse, impérieuse, irrésistible pour elle-même, et, d’une autre part, si j’ose ainsi parler, un bon sens inexorable. Dans toutes les transactions de la vie, publique ou privée, dans toutes les préoccupations de l’intelligence, étude ou méditation, composition ou conversation, son génie naturel la portait, ou plutôt l’emportait au but, tout d’un trait, de plein saut, au hasard des difficultés, et s’exposait ainsi à dépasser quelque peu la mesure de l’actuel et du possible. Elle était la première à s’en apercevoir et la plus choquée du mécompte ; son admirable discernement du vrai, du réel, de ce qui se cache au fond des choses et au fond des cœurs, l’éclairait d’une illumination subite, la perçait du même coup, comme d’un vif aiguillon ; les retours étaient brusques, les réactions franches, comme on dirait en mécanique, en chimie, en médecine, et, le plus souvent, le dédain des précautions à prendre pour couvrir la retraite, pour ménager les transitions, faisait beau jeu à la médiocrité envieuse et maligne contre l’esprit supérieur.

Je suis fermement convaincu qu’en y regardant de près, on trouverait au fond de tous les torts réels ou supposés, et supposés pour la plupart, qu’on a bien ou mal à propos imputés à Mme de Staël, cette lutte entre deux qualités éminentes qui la dominaient tour à tour, au lieu de se limiter, de se tempérer mutuellement ; c’est ce qui rendit son existence orageuse, c’est ce qui rendait son intimité, voire même son intérieur de famille, passionné, ardent, tumultueux ; je ne crains pas d’ajouter que c’est ce qui détruisit sa santé, malgré la vigueur naturelle de son tempérament, et termina prématurément sa vie dans la force de l’âge et du talent.

Elle m’accueillit avec bonté, elle aimait les titres de noblesse, les noms historiques, les idées libérales ; elle détestait l’empereur et le régime impérial ; elle se résignait à la restauration, sans illusion, sans aversion, sans préjugés favorables ni contraires. J’étais assez son fait sous ces divers rapports. Je la vis bientôt tous les jours ou à peu près ; j’allais habituellement chez elle soir ou matin, quelquefois l’un et l’autre, soit à Paris, soit à Clichy, où elle s’établit pendant l’été.

Je me liai intimement avec son fils. J’étais son aîné de plusieurs années. Élevé de bonne heure dans un gymnase en Allemagne, puis, plus tard, sous les yeux mêmes de sa mère, par M. Schlegel,