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extrème popularité. Quelle est la qualité qui frappe le plus vivement la foule ignorante, qui lui inspire l’admiration la plus profonde ? Ce n’est ni l’harmonie des proportions, ni la pureté des lignes, ni la délicatesse de la décoration, c’est l’extraordinaire, le colossal, le tour de force. Tel était précisément le but poursuivi par les trop habiles architectes français, allemands et flamands du XVe siècle ; le goût avait baissé ; les artistes, par suite de l’influence néfaste des corporations, tendaient à descendre au niveau de simples artisans ; et pour ceux-ci le suprême triomphe ne consiste-t-il pas précisément dans la difficulté vaincue ? Ainsi s’expliquent ces constructions gigantesques qui s’appellent les flèches des cathédrales de Strasbourg et de Vienne, et qui ne sont, à proprement parler, que des hérésies, des barbarismes, comparées aux monumens plus anciens qu’elles avaient pour mission de compléter. Qu’importe ! leur hauteur prodigieuse a frappé de stupeur la foule et l’effet désiré a été obtenu.

La finesse ou le fini des décorations constitue un autre artifice dont l’action n’est pas moins infaillible. Tabernacles, chaires, jubés, sont sculptés à jour et fouillés avec autant de liberté que s’ils étaient, non en pierre, mais en bois ou en métal. Ils n’ont rien à envier aux chefs-d’œuvre de l’orfèvrerie. Quant à la construction même de ces monumens accessoires qui sont en passe d’éclipser le monument principal, c’est d’ordinaire un véritable tour d’équilibriste : on fait supporter à quelque grêle colonnette la retombée d’une voûte énorme ; on entasse baldaquins sur baldaquins, arcs-boutans sur arcs-boutans, tout glorieux d’avoir effrayé l’œil par des échafaudages extravagans à force de hardiesse. Dans une église de Nuremberg, on est allé jusqu’à recourber en forme de crochet, absolument comme s’il s’était agi du métal le plus malléable, l’extrémité en pierre d’un tabernacle. Celui qui serait parvenu à faire tenir une pyramide sur son sommet aurait été proclamé maître sur maître, maître sur tous. Ou encore on réalise quelque combinaison étrange, quelque idée graphique bien plus que plastique, comme de donner à un palais autant de fenêtres, à une ville autant de tours qu’il y a de jours dans l’année. À de telles gageures, nul style ne se prêtait plus complaisamment que le gothique qualifié de flamboyant.

Examinons, au contraire, l’architecture italienne : ici, sous l’effort des Brunellesco, des Léon-Baptiste Alberti, des Luciano da Laurana, des Bramante, la simplification est devenue la première condition de l’art. Rien qui soit de nature à frapper la foule. Des profils d’une extrême légèreté, des pilastres à peine apparens, rarement des colonnes, si ce n’est dans le cortile ; la sobriété, la