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(wotama), celui des crabes qui vivent dans les autres profonds de la Carniole et du Kentucky : chez ces crabes, le support de l’œil subsiste, mais l’œil a disparu ; le pied du télescope est encore là, mais le télescope lui-même avec ses verres n’y est plus. Plusieurs rats de cavernes capturés à un demi-mille de distance de l’ouverture, et qui n’habitaient pas les plus grandes profondeurs, furent exposés un mois par Sillman à une lumière graduée et finirent par recouvrer, grâce à l’exercice, une vue trouble des objets[1]. Le lapin domestique n’ayant plus besoin de dresser l’oreille à la menace du danger, les muscles redresseurs ont fini par s’atrophier dans certaines espèces et par laisser les oreilles tombantes. Ainsi l’exercice normal, la dépense proportionnée à la force, est une condition nécessaire de réparation, de conservation, de progrès. La sélection naturelle est donc une loi de travail, de dépense incessante. — Travaille ou meurs. Mais l’action même fortifie, la dépense enrichit.

C’est que la vie suppose une recomposition et une décomposition incessantes, par conséquent des mouvemens de « désintégration » aussi bien que « d’intégration. » Suspendez la décomposition vitale, par exemple au moyen de certaines substances toxiques : loin de conserver la vie, vous l’arrêterez. Se sentir vivre, c’est avoir la perception obscure de tous ces mouvemens vitaux ; jouir ou souffrir, c’est se sentir vivre plus ou vivre moins. Plus la décomposition est intense avec une recomposition également intense, plus le mouvement vital est précipité et plus nous sentons. C’est comme un tourbillon qui nous donne l’ivresse d’une vie intense et rapide. Ce n’est donc point, pour parler le langage de la mécanique, la « force potentielle, » mais sa transformation en force vive et en mouvement qui cause le plaisir, pourvu que cette dépense n’excède pas la réparation nécessaire à la « survivance de l’individu ou de l’espèce. »

L’expérience confirme les déductions qu’on peut tirer des lois mêmes de la sélection naturelle et de la lutte pour la vie. En fait, toute action normale et proportionnée d’un nerf suffisamment nourri cause de la jouissance. De plus, le plaisir s’accroît avec la force même du stimulant, jusqu’au point où la stimulation et la dépense qu’elle entraîne excède le travail compensateur de réparation. Dans le silence de la nuit un son lointain s’élève, il va crescendo, et en même temps s’accroît votre plaisir à l’entendre. Si le son devient trop violent, le plaisir se change en gêne. La première lueur du soleil excite notre œil et, à mesure que le soleil levant monte à l’horizon, il semble que le plaisir se lève aussi et monte à l’horizon

  1. Darwin, Origine des espèces, p. 110.