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ni moins, il vaut autant. Recruté, comme on l’a vu plus haut, pour une durée d’au moins huit années avec faculté de réengagement, c’est le soldat de fortune ou de métier dans toute l’acception du mot. Il en a les défauts, l’esprit gouailleur et l’humeur un peu frondeuse, il est volontiers glorieux et fanfaron, souvent ivrogne et débauché, pas toujours très docile. Il faut pour le tenir une main de fer et des chefs qui n’hésitent pas à réprimer sévèrement ses incartades. En temps de paix, les baguettes et les coups de plat de sabre en viennent à bout ; en campagne, pour l’empêcher de piller, le tirage au billet et la pendaison ne sont pas de trop. Mais, en revanche, que de qualités ! Et d’abord il possède la première de toutes : la solidité. Il n’est pas seulement brave et capable d’élan, de furia francese, plein d’entrain et de bonne humeur[1], il est résistant[2]. On le juge sur Rosbach ; on a tort. Dans les dernières campagnes, toutes les fois qu’il n’a pas en des Soubise ou des Clermont à sa tête, il a fort bien fait. En le prenant par l’amour-propre et les sentimens, on le mènerait au bout de la terre. Répétez-lui sur tous les tons qu’il est le premier soldat du monde et vous lui ferez tout endurer. Parlez-lui le langage de l’honneur, mettez-y même un peu de pompe et de déclamation. Il n’est pas Français pour rien : il aime la phrase, il est sensible aux grands mots ; au besoin, il en fait. Tel ce grenadier que le duc de Luynes aperçoit comme il quittait la tranchée, sans se presser, devant Philipsbourg, en 1735 : « Où vas-tu ? — Où peut aller un grenadier qui abandonne son poste : je vais mourir ! » Le pauvre diable avait un biscaïen dans le ventre !

Autre mérite : ce soldat de métier a l’aptitude et le goût du service ; il ne considère pas son temps comme une condamnation qu’il lui faut purger et le régiment comme une geôle. Il est là comme il serait chez lui, s’il avait un chez-lui, tranquillement installé dans la monotonie d’une existence automatique et réglée. Matériellement, sans être bien, il n’a pas trop à se plaindre. Autrefois, quand il courait le monde à la recherche d’un embauchement, il ne soupait pas tous les jours. A présent, il a les vivres, l’habit et le coucher. Le roi

  1. Le matin de Raucoux, pendant une dernière reconnaissance qu’avait ordonnée le maréchal de Saxe, l’armée ayant fait halte, les soldats, raconte le prince de Monlbarey dans ses Mémoires, se mirent, les uns à jouer à coupe-tête en avant du front de bandière, les autres à danser avec les femmes du pays qui étaient venues leur apporter des provisions.
  2. « Je ne puis vous dire trop de bien de la fermeté des troupes, écrivait Broglie après son échec de Fillingshausen, elle est au-dessus de tout éloge, et leur ton est aussi bon aujourd’hui qu’avant l’affaire. Jamais armée n’a été plus ferme et n’a conservé plus d’ordre dans un pays aussi coupé. » Broglie à Choiseul. (Extrait des Mémoires de Bourcet.)