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où elle plongea l’enfant. Il en résulta, nous dit-il, que le premier jour de sa vie, il fut ivre. Il lui en est resté quelque chose ; le bonheur lui est toujours monté à la tête, il a toujours en des enivremens d’amour-propres des fumées d’imagination.

Il faut lui pardonner sa vanité, à laquelle il mêlait beaucoup de bonhomie ; il s’est peint au naturel dans ses Mémoires ; il n’y pose pas. En 1869, il avait été reçu à Florence par le roi d’Italie, qui î’étonna par ses gasconnades. — « Après ce que l’empereur d’Autriche a fait pour moi, lui disait Victor-Emmanuel, il peut disposer de ma personne, de ma vie. Je lui donne 500,000 hommes le jour où il les voudra. » — Et l’instant d’après, parlant de la grave maladie dont il relevait : « J’ai cru crever, et cela me faisait plaisir. » M. de Beust n’en crut rien ; on lui avait appris que, lorsqu’il était malade, le roi d’Italie s’empressait d’écrire au pape. Il n’a pas essayé de nous persuader qu’il avait eu autant de plaisir à quitter le pouvoir que le roi Victor-Emmanuel à se sentir mourir. Il raconte fort tristement qu’après l’explosion de surprise que provoqua sa destitution, après tous les témoignages de regret qu’elle lui attira, la solitude se fit bien vite autour de lui, et que, le jour où il quitta Vienne pour se rendre à Londres, il n’y avait personne à la gare. Il raconte avec la même mélancolie qu’à son premier retour, comme il assistait à un Requiem dans l’église Saint-Michel, il aperçut beaucoup de visages connus, mais qu’on n’eut pas l’idée de lui offrir une place ou de se serrer pour lui en faire une, en sorte que pendant tout l’office il dut rester debout. — « J’ai la satisfaction de penser, écrivait-il quelques années plus tard, que, durant ma dernière maladie, personne ne s’est inquiété de moi. Il est bien triste de se survivre ainsi ; mais cela a ce bon côté qu’on cesse de tenir à la vie. »

Il se reprochait d’avoir en trop bonne opinion de l’espèce humaine et d’avoir cru aux amitiés. — « Ma politique, s’écriait-il, aurait dû consister à avoir le moins d’amis possible. » — Puis, faisant un retour sur lui-même et se souvenant des imprudences qui l’avaient perdu, il ajoutait : « On m’a souvent dit que j’avais de l’esprit. Si seulement j’avais eu le bon esprit de ne pas faire de sottises ! »


G. VALBERT.