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baïonnettes, des étendards et des drapeaux percés de balles qui flottaient au-dessus de sa tête, pendant que les soldats se jetaient à ses pieds pour les baiser. Un instant, arrêtant les yeux sur des monceaux de cadavres ensanglantés, un nuage passa sur son visage. — « Regardez, mon fils, dit-il au dauphin, ce que coûte une victoire ; apprenez à ménager le sang de vos sujets. » — Mais les blessés eux-mêmes qui gisaient sur le sol soulevaient la tête un instant pour crier : « Vive le roi et M. le Dauphin ! » et retombaient pour achever de mourir.

Au milieu de cette effusion générale, il n’y avait place ni pour rivalité ni pour compétition d’aucune sorte. Le maréchal de Saxe arriva moitié mort de fatigue et d’émotion, et se précipitant aux genoux du roi : — « Voyez, Sire, dit-il, de quoi dépend le sort des batailles ! » — Et il commençait à avouer la faute qu’il avait commise en ne défendant pas suffisamment le ravin du bois de Barry, quand le roi, le relevant, lui ferma la bouche et le serra dans ses bras. Richelieu, Lowendal, Biron, Lally-Tollendal, vinrent tous recevoir chacun à leur tour l’accolade royale, et nul ne paraissait envier à l’autre sa part de l’honneur et de la victoire ; tous d’ailleurs rendaient hommage à la fermeté d’âme déployée par le roi et par le dauphin. Ce n’étaient qu’embrassades et félicitations mutuelles ; çà et là seulement, quelque penseur solitaire faisait entendre une note plus grave, comme l’intendant Séchelle, à qui le dauphin demanda ce qu’il pensait de la journée, et qui lui répondit tout bas : — « Je pense que M. le Dauphin est heureux d’avoir vu par lui-même, à son âge, à quoi tiennent les royaumes. » — Mais ces voix isolées se perdaient dans les clameurs de la foule ravie.

Rien ne peint mieux cette unanimité de sentimens que la suite des messages envoyés à cette heure même et dans celles qui suivirent par les héros de la journée, et dont chacun, avec la même impression, garde le trait particulier du caractère de l’écrivain. C’est d’abord le roi en personne qui, tenant à envoyer de sa propre main la bonne nouvelle, l’adresse à la reine du champ de bataille même, en écrivant sur un tambour. Le billet est sec, l’émotion même du vainqueur ne réussit pas à attendrir l’indifférence de l’époux. « Du champ de bataille de Fontenoy, 10 mai, à deux heures et demie. — Les ennemis nous ont attaqués ce matin, à cinq heures. Ils ont été bien battus. Je me porte bien et mon fils aussi. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage, étant bon, je crois, de rassurer Versailles et Paris. Le plus tôt que je pourrai, je vous enverrai les détails. » Pas un mot de plus, pas même ces quelques lignes que je trouve dans une autre lettre adressée peu de temps après à un jeune officier que le roi avait admis dans sa familiarité. « Je