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soit un drame. La moindre exigence, la moindre convenance dramatique n’est jamais sacrifiée à la beauté spécifique de la musique. Dans le Prophète surtout, le drame est souverain. C’est à lui que les cinq actes appartiennent ; il ne s’attarde même pas, comme les Huguenots, à un prologue délicieux. Nous ne sommes plus en Touraine ; on ne déjeune plus chez le comte de Nevers ; on ne courtise plus les reines ; plus déjeunes demoiselles qui se baignent, plus de joli page pour les épier. Dès la première scène du Prophète, tout menace, tout gronde. L’émeute se fait révolution ; derrière les personnages s’agite la foule ; derrière ce cabaretier de village, sa fiancée et sa mère, l’histoire apparaît. Chez Meyerbeer, le fond du tableau est toujours immense, l’horizon infini. De grands principes moraux, comme dans Robert, de grands paysages, comme dans l’Africaine, de grands faits historiques, comme dans les Huguenots et le Prophète, sont liés aux aventures des héros. Le Prophète, ce n’est pas seulement l’amour maternel, c’est encore, et peut-être davantage, le mysticisme guerrier, la victoire d’un fanatique, d’un illuminé ; c’est la guerre, telle que la faisait Israël, avec l’ivresse du sang versé par l’ordre de Dieu et pour sa cause, avec l’horreur sacrée des massacres bibliques et des exterminations voulues par Jéhovah.

Tout cela ne ressemble guère au vieux répertoire italien, et point n’était besoin de rappeler le créateur d’un art pareil à la vérité dramatique. Il la respecte ici plus que partout ailleurs, non-seulement dans la conception de l’ensemble, mais dans le détail des morceaux. Prenons par exemple, et au hasard, le songe du second acte. Jean raconte aux anabaptistes son rêve. Une phrase sereine se déroule : les flûtes murmurent un grave cantique, et Jean rappelle ses visions. Il se voyait debout dans une église immense, dominant de son front couronné la foule à genoux. La musique n’a jamais dessiné plus auguste attitude ; la phrase s’arrondit comme un cercle d’or autour de cette tête prédestinée. Tout à coup, le psaume s’interrompt : sur le marbre ont flamboyé des menaces. Le sang ruisselle et monte, on l’entend bouillonner dans l’orchestre. Sur des dissonances terribles, la malédiction a éclaté ; mais aussitôt une prière est sortie de l’abîme, une voix a soupiré : Clémence ! et le jeune homme s’est éveillé. Voilà tout le drame en raccourci. Ce n’est pas là un air, mais une scène chantée, c’est la vie même en musique, et la vie du rêve, plus rapide et plus intense que l’autre. Quelle noblesse d’abord, et, a sous les vastes arceaux, » quelle perspective infinie ! Quelle conviction, quel respect dans la gamme montante : C’est l’élu ! le Messie ! Voici le cauchemar maintenant, et la fièvre ; puis, quand les yeux se sont rouverts, la lassitude, l’anéantissement qui suit le mauvais sommeil. Tous n’avons-nous pas en ainsi des songes de grandeur et de ruine ? — Tous du moins nous