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la main, pauvrement installé dans les villages, ne peut lutter contre les puissantes machines d’Europe. Que deviennent ces artisans privés du métier qui les faisait vivre tant bien que mal ? Ils tombent à l’état de manœuvres à tout faire ; ces cultures de blé ou de coton, déjà immenses et qui s’élargissent sans cesse, leur offrent des salaires suffisans, non pour vivre, mais pour ne pas mourir, 0 fr. 30 à 0 fr. 60 par jour, rognés souvent par une usure féroce, car ils sont presque toujours endettés. A moitié nourris et allâmes, ils suivent avec des yeux sombres et menaçans ces blés qu’ils ont produits, dont ils ne connaissent pas le goût et qui vont alimenter les européens. D’autre côté, le budget du gouvernement est en déficit, la matière imposable se rétrécit, l’argent perdant de son crédit à force de s’entasser, les travaux d’utilité publique, les emprunts qui exigent le concours des capitaux européens sont devenus presque impossibles ; voilà ce qu’est la prospérité de l’Inde anglaise : curieux exemple des maux qui peuvent résulter d’un système monétaire anomal[1] !

La situation est inquiétante, elle n’est pas désespérée. On pouvait lire, à la date du 20 septembre dernier, une lettre de la chambre du commerce de Madras, dénonçant au gouvernement une invasion de l’or qui lui paraissait un danger. Il y a, dit-on, dans le pays, des capitalistes avisés qui, pressentant que le règne exclusif de l’argent touche à sa fin et que l’or sera inévitablement réhabilité, recueillent sournoisement le métal proscrit, dans l’espoir d’un gros bénéfice à réaliser au jour de la restauration. La chambre de Madras constate que, de 1874 à 1884, il est entré ainsi plus de 600 millions en lingots d’or, pour être transformés en bijouterie ou amassés en cachette. C’est au moins la dixième partie de l’or produit dans le monde entier pendant cette période, et, si l’on ne met obstacle à cet entraînement, on verra, dit-elle, un discrédit de l’argent et une poussée de L’or dans l’Inde, qui détruira l’équilibre du monde commercial. On demande en conséquence à Madras qu’une enquête, poursuivie par tous les officiers de districts, constate dans quelle proportion les métaux précieux sont transformés en bijoux dans les ateliers du pays, et provisoirement qu’on lève une taxa de 1 pour 100 à l’entrée sur l’or, qui, n’étant encore qu’un objet de luxe, est à ce titre passible d’un impôt.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que des récriminations de ce genre se font entendre. Même avant l’avilissement de l’argent, la chambre de commerce de Calcutta, en 1859, et un peu plus tard celle de

  1. Ces faits ont été développés par M. Samuel Smith, négociant anglais, qui a longtemps séjourné dans l’Inde et est aujourd’hui membre du parlement. Son discours, prononcé dans la séance du 21 juin 1880, a eu un grand retentissement.