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sera le dernier. Maintenant que le maître n’est plus et que le disciple a presque achevé sa carrière, il est aisé de les comparer. Nés dans des sphères différentes, ils ont vainement essayé d’en sortir ; Fronde est demeuré bourgeois, Carlyle est resté paysan. Maître d’école à l’âge où les jeunes Anglais abordent l’université, Carlyle s’est instruit lui-même du peu de droit, un peu de théologie, beaucoup de mathématiques, une honnête dose de latin, surtout les littératures modernes, voilà son bagage primitif ; quant au grec, il l’apprit tard et mal. Froude, au contraire, a noué avec les anciens, à Westminster et à Oxford, une intimité qui dure encore. La bonne société et le goût antique lui ont laissé des aspirations et des répugnances dont il ne se défera pas et que son maître n’a pas connues. Carlyle a fabriqué à sa pensée un costume rutilant et bariolé qui la fait suivre des badauds. La phrase de Froude, d’abord prolixe et négligée, mais toujours agréable et limpide, s’est épurée peu à peu, a pris de l’énergie et de la couleur. Lisez, comme exemple de la puissance à laquelle l’écrivain peut atteindre, l’échec de la flotte française devant Gibraltar, dans les Anglais en Irlande : c’est là, je pense, un tableau de maître. De ces hideux mots anglo-allemands, qui s’échappaient par torrens sous la plume de Carlyle, et que Philarète Chasles signalait ici même, il y a juste cinquante ans, comme un danger pour la langue, Froude n’en a pas adopté un seul. L’intelligence de Carlyle reposait sur un fond teutonique, celle de son élève est à demi classique. Tous deux se rencontrent dans une commune défiance de la métaphysique religieuse et dans un commun mépris du scepticisme philosophique. Leur esprit, qui ne peut aborder et manier que le concret, a en même temps horreur du positivisme. Froude souffre de cette contradiction dans son être intime ; Carlyle s’en fait une originalité, une force, un système. Le disciple n’a point l’essor vertigineux du maître ; il ne monte jamais à ces régions supérieures d’où la pensée de Carlyle redescend en nuage fulgurant, mais il ne s’abat jamais avec lui dans la turlupinade et le calembour. D’un côté le génie, de l’autre l’art et le goût. Ce qu’il y a de meilleur, non de plus grand dans Carlyle, c’est Froude. Ce qu’il y a de plus haut, de plus subtil, mais aussi de plus inquiétant dans Fronde, c’est Carlyle.

La foi de M. Froude dans les idées auxquelles il a consacré sa vie persiste, j’en suis sûr, intacte et robuste, dans son énergique vieillesse. Pourtant que de démentis cruels les faits ne leur ont-ils pas donnés ? La démocratie, qu’on prétendait faire reculer, gagne chaque jour du terrain. Le parlementarisme, dont on se moquait, est plus puissant qu’il ne l’a jamais été. Il y a seize ans que « cette noble, patiente, profonde et solide Allemagne est devenue la reine du continent, au lieu de cette France vantarde et gesticulante,