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capricieuse, batailleuse et nerveuse[1]. » Pourtant le règne de la justice et de la paix, le triomphe de l’intelligence sereine sur les passions basses, n’ont pas suivi cet avènement providentiel. Le vieil empereur Guillaume est obligé de partager l’hégémonie avec le pape Léon XIII. Car le catholicisme qu’on devait « écraser, » — M. Froude a eu l’imprudence de reprendre pour son compte ce mot qui porte malheur ! — a repris sa marche ascendante. En Angleterre, la hiérarchie apostolique est réorganisée, et l’anglicanisme fait tous les jours un pas vers Rome. Le premier maître de M. Froude a vaincu le second ; l’œuvre de Newman a réussi, celle de Carlyle a échoué. Ses compatriotes ont refusé de le prendre pour guide, et lui décernent le plus cuisant éloge qui pût faire saigner sa vanité : ils le saluent un admirable artiste en phrases. Henry VIII est toujours un monstre, Elisabeth est encore une grande souveraine. L’Irlande a failli obtenir son autonomie, et, si on ne la lui donne pas, va la prendre. Pas un des rêves de M. Froude qui ne s’en soit allé en fumée. Pas un de ses paradoxes qui se soit fait accepter comme vérité définitive. M. Freeman le traite de menteur, M. Lecky le traite d’avocat : ce qui, j’en ai peur, veut dire à peu près la même chose. Les jeunes savans qualifient ses ouvrages « d’amusans, » et l’on sait si cette injure est sérieuse dans la bouche des jeunes savans !

Le labeur de M. Froude, — cet effort opiniâtre et désintéressé de quarante années, — est-il donc un labeur perdu ? Carlyle aurait aimé à porter sur un adversaire un pareil verdict. Je me garderai d’une conclusion aussi arrogante et aussi dure. Ce n’est jamais en vain qu’un homme ; a mis au jour des milliers de faits, éveillé des millions de pensées dans l’esprit de ceux qui l’admirent ou le combattent. Dans ses vingt-cinq volumes, M. Froude n’a pas mis seulement son propre talent, il y a reflété quelques traits de l’âme anglaise : l’individualisme religieux, la moralité brutale mais saine, la haine de l’étranger, l’orgueil granitique qu’aucune leçon n’entame, qu’aucune défaite ne courbe, et jusqu’à ces brusques accès de justice et de franchise qui préviennent le blâme et déconcertent la moquerie. À ce titre, il est, lui aussi, a representative man, c’est-à-dire un homme qui pense et parle pour beaucoup d’autres. Il vivra par les préjugés et par les passions qu’il a exprimés, et, bon gré mal gré, il faudra lui faire une place dans l’histoire des livres et des idées au XIXe siècle.


AUGUSTIN FILON.

  1. Lettre de Carlyle. (Times du 18 novembre 1870.)