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Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/179

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Enfin l’affreux tableau de la détresse humaine
Grossie au microscope effrayant de la haine.
Il disait, remontant le cours des temps passés,
Les anciens appétits que n’a point apaisés
La politique avec son infâme cuisine,
Les révolutions, montagnes en gésine,
Accouchant d’un tyran militaire ou bourgeois…
Allait-on se fâcher pour de bon, cette fois,
Et demander son tour, et redresser l’échine ?
Un coup de dynamite a la vieille machine !
On peut vaincre, à présent, — on en a les moyens, —
Tout briser, tout détruire… Aux armes, citoyens ! ..

Et, comme les bravos éclataient en tonnerre,
Je vis passer, dans mon esprit visionnaire,
Déguenillés, hurlans, sur des tas de pavés,
Des hommes aux cheveux épars, aux poings levés,
Qui portaient, en roulant leurs yeux d’épileptiques,
Des têtes et des cœurs tout sanglans sur des piques.

L’orateur s’apaisait. Il voyait maintenant
Le triomphe du peuple au lointain rayonnant,
Et, perdant tout à coup sa féroce éloquence,
Tombait dans la bêtise et dans l’extravagance.
Son rêve était inepte et vague encore plus.
A peine ai-je gardé le souvenir confus
D’un phalanstère énorme et que l’ennui consterne,
Presque un pénitencier et presque une caserne,
Où votaient constamment les citoyens égaux.
Comme en prison, chacun sa part de haricots ;
Toute la nation mangeait à la gamelle.
Le mâle choisissait librement sa femelle.
Les machines avaient supprimé tout labeur ;
Les champs se cultivaient tout seuls, à la vapeur.
Puis un ordre écrasant, dont nul couvent n’approche :
Repas, sommeil, amour, tout au son de la cloche.
Que sais-je ? L’idéal enfin qu’imaginait
Ce furieux, soudain redevenu benêt,
C’était de ployer tout, cités, hameaux, campagne,
Hommes, femmes, enfans, sous le niveau du bagne.

Mais je n’écoutais plus ce dément qu’à moitié,
Et je sortis, levant l’épaule de pitié.