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ami, vous me semblez malade, car refuser de croire aux conspirations est le premier indice infaillible du libéralisme qui dessèche la moelle de l’âme… Soignez cela. Il ne faut pas plaisanter avec votre maladie ; je n’y sais qu’un remède, qui consiste à faire un grand signe de croix sur sa poitrine et sur son front. »

Traitant de la sorte les libéraux, on ne s’étonnera pas qu’il comparât le radicalisme au choléra morbus, qu’il vit dans les démocrates « les hommes de l’enfer et de la mort, » dans les révolutionnaires allemands, « de hideux bâtards de l’homme et du diable. » Ses enthousiasmes et ses colères ne s’exprimaient que par hyperboles. Toute émeute était pour lui « une infâme révolte, » et les bataillons qui la réprimaient étaient « de divins bataillons,. » Il considérait ses chers royalistes neuchâtelois comme une légion de héros et de saints, et la Suisse, après la guerre du Sonderbund, lui semblait une puante porcherie, dont l’infection ne tarderait pas à se propager partout ; aussi demandait-il à cor et à cri qu’on expropriât bien vite ces porcs et leurs porchers pour cause de salubrité publique. Ce qu’il y avait en lui de particulier, c’est que par une sorte de mystérieuse chimie tous ses sentimens se transformaient en sensations. Les idées qu’il aimait aussi bien que celles qu’il réprouvait étaient des êtres vivans, réels et tangibles. Elles avaient un corps, une chair, un visage ; il les voyait, il les flairait : il trouvait à la révolution « le teint d’une momie égyptienne, » et, pour ne pas affaiblir son mot, « une odeur de charogne, Aasgeruch. »

Il n’y a pas dans le monde de plus forte contradiction que d’être à la fois un mystique et un roi de Prusse. Un vrai souverain prussien est un opportuniste qui proclame hautement ses principes quand ses principes peuvent lui servir à quelque chose, mais il ne les préfère jamais aux intérêts de sa couronne et de son-pays : homme de devoir, il sait sacrifier ses plaisirs, ses goûts et ses dégoûts au bien public ; habile homme, guettant les occasions et la fortune, il sait trouver son bien dans le mal d’autrui. Frédéric-Guillaume IV n’oubliait pas qu’il était roi de Prusse, mais il ne pouvait oublier non plus qu’il était un roi chrétien, et, en toute occurrence, il s’appliquait à concilier la sagesse mondaine et ses intérêts temporels avec la morale évangélique : il se croyait tenu de travailler à la fois à l’agrandissement de son royaume et à l’avènement du royaume de Dieu. Il aurait voulu tout au moins que, dans toutes ses entreprises, le Saint-Esprit, selon son expression, jouât le rôle « de second violon. » Il formait des plans infiniment compliqués, dont il réglait avec amour jusqu’aux moindres détails. Il les appelait lui-même « ses songes d’une nuit d’été ; » mais au moment où il s’endormait dans les bras de sa mystique Titania, Puck, génie espiègle et taquin, le réveillait en sursaut, en lui disant :