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sorte, ses sentimens sont devenus des idées. Elle avait, dit Mme de Necker de Saussure, et toutes ses œuvres le montrent assez, de fortes facultés d’analyse mêlées à tout son enthousiasme. C’est par là qu’ont passé les passions de son cœur pour devenir des systèmes, et ses émotions pour devenir une philosophie. Sans aller plus loin, sa forte personnalité, l’énergie toujours en acte de sa complexion vigoureuse et de son cerveau infatigable est devenue doctrine individualiste. L’individualisme, cette idée qu’une personne humaine est chose sacrée, inviolable, non organe et fonction subordonnée d’un grand corps, mais vivant pour elle et but à elle-même, à tel point que l’organisation générale doit tendre précisément à ce qu’elle soit respectée et aisément active, cette idée, commune aujourd’hui sous un nom ou sous un autre, n’est point si ancienne dans le monde. Les uns croient qu’elle n’a que dix-huit cents ans, les autres que trois cents, les autres que quatre-vingt-dix-huit. Ce qui est plus sûr, c’est qu’elle a été trouvée par un homme qui avait le besoin d’agir. Ni les rêveurs n’y tiennent fort, ni les contemplateurs et les artistes, ni les paresseux, ni les sots, sauf ceux qui, tout en étant des sots, sont des agités. C’est un homme énergique qui a inventé les droits de l’homme. Toutes les énergies morales et intellectuelles de Mme de Staël, son besoin de penser, de parler, d’agir, de se répandre, et joignez-y encore, agissant plus confusément, son origine et son éducation de protestante, et aussi sa situation, belle et enviée, mais mal définie et non classée, d’étrangère en pays monarchique ; tout en faisait un partisan passionné des théories qui assurent à l’homme la disposition et l’expansion de lui-même, où qu’il soit, parce qu’il est homme.

Elle est libérale de naissance et de complexion. Et si j’ai tardé à me servir du mot, c’est qu’elle est individualiste avant d’être libérale. On peut être libéral et ne lui point ressembler. On peut l’être par libéralité, par douceur d’âme pour les hommes qu’on ne veut point voir foulés et meurtris. On peut l’être par raison, par considération historique, par cette idée pure, et assez sèche, que la liberté est un fait de civilisation, et dans la division infinie des idées, sentimens et aptitudes, aux temps modernes, un expédient nécessaire. Mme de Staël n’est point libérale de cette façon. Elle l’est de cœur, et du fond de l’âme. Elle ne parle de liberté que sur un ton lyrique et d’un accent passionné. Son libéralisme est un enthousiasme. Et que ceux qui l’ont peu lue ne s’y trompent point, ce n’est pas là cet enthousiasme révolutionnaire, cette religion de la révolution que nous avons connue depuis. Elle est très loin de ce sentiment singulier. Ce n’est point la révolution qu’elle adore ; c’est bien la liberté, l’affranchissement de la personne humaine. Personne