Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/93

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ces choses contre nature. Elisabeth est capable de répondre en latin et même en grec aux docteurs d’Oxford et de Cambridge, mais elle ne résiste pas à la tentation de parler encore grec et latin en anglais. Elle compose et apprend par cœur de pompeux exordes, auprès desquels le galimatias double de Lyly est un modèle de clarté. Puis, quand elle a consommé sa provision de rhétorique, elle se livre à l’improvisation ; le ton change, la nature reparaît, et la harangue, commencée par des périodes académiques, finit par des mots de la halle. Ainsi elle a deux manières bien distinctes : l’une, âpre, basse, populacière, quand elle est irritée ; l’autre, prétentieuse et ambiguë, quand elle se possède. Sa phrase tortueuse reflète alors fidèlement sa pensée, car elle ment sans cesse, contre toute évidence, contre toute raison, même contre son intérêt et jusque dans ses prières.

Elle aime les hommes qui n’en sont pas, les transis, les éperdus, les tendres pleurnicheurs, ceux qui lui font entendre non le langage viril de la passion, mais la monotone et énervante cantilène de l’amour. « Je ne vis qu’à demi quand vous n’êtes pas là, » écrit Leicester. « Vous voir, c’est le ciel, — écrit de son côté Hatton ; — loin de vous, c’est l’enfer ! » Elle caresse Hatton, l’appelle « son mouton. » Mais « Robin, » c’est-à-dire Robert Dudley, comte de Leicester, est son préféré. Un jour qu’elle feint de vouloir le marier à sa rivale Marie Stuart, elle détaille à l’ambassadeur écossais les charmes de son favori : « Voyez le bel homme ! Comme il est bien fait ! » Par une belle soirée d’été, la barge royale glisse sur les eaux limpides de la Tamise, portant la reine, son Dudley et leur confident, l’ambassadeur d’Espagne : un évêque, mais un évêque du XVIe siècle. Dudley est couché sur des coussins, aux pieds de sa maîtresse, qui lui donne de petites tapes sur les joues et lui chiffonne tendrement les oreilles. Excité par ce jeu, il lève des yeux pleins de langueur sur Elisabeth : « Qui nous empêche d’être heureux ? Nous avons un prêtre avec nous. Il n’a qu’un mot à dire, et nous sommes unis. » La reine hausse les épaules, l’évêque se tait, et, rentré chez lui, rédige le récit de cette scène, qui a dû faire passer un pâle sourire sur les lèvres du maître de l’Escurial. Au fond, que voulait cette étrange vieille fille, qui rôdait, moitié effrayée, moitié tantalisée, autour de l’amour, avançant les lèvres vers le fruit défendu et reculant dès qu’il approchait ? Quel sentiment était le plus fort chez elle, le goût de l’homme ou la peur du mariage ?

Ses projets matrimoniaux, toujours repris, toujours abandonnés, font le désespoir de ses diplomates et la risée de l’Europe. Nous avons Dudley, le candidat du cœur ; Arundel, le candidat des catholiques ; Arran, le candidat des Écossais ; nous avons le candidat perpétuel dans la personne de l’archiduc Charles. On ne veut pas de