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l’a dans le fourreau, et l’on ne résiste pas à s’en servir, surtout quand l’ennemi n’en saura rien… Je crains fort que, dans toutes les coalitions et confédérations d’école, de secte et de parti, les hommes ne se ressemblent aujourd’hui comme alors, et qu’ils ne se permettent à leur manière, autant qu’ils le peuvent et autant qu’ils l’osent, ce que se refusaient si peu Voltaire et D’Alembert. Être de bonne foi et sincère, fût-ce dans notre erreur, ce serait déjà avoir beaucoup fait pour éviter le mal et pour conserver l’honnête homme en nous… »

Le président de Brosses lui-même va nous montrer une application de ces excellens préceptes. Nous allons, en effet, le voir à son tour juger Voltaire. Dans les commentaires dont il accompagna un de ses ouvrages, il fut amené à parler des écrivains latins qui s’efforçaient d’imiter le style de Salluste ; il en prit texte pour s’occuper des auteurs de son temps qui tentaient de copier Voltaire. À cette occasion, il en par la avec une liberté d’esprit et une loyale impartialité qui font la plus frappante, mais la plus honorable disparate avec la conduite de son ennemi. « Voltaire, dit-il, le plus grand coloriste qui fut jamais, le plus séduisant et le plus agréable, a sa manière propre, qui n’appartient qu’à lui, qu’il a seul la magie de faire passer, quoiqu’il emploie toujours la même, à tant de sujets divers lorsqu’ils en demanderaient une autre. C’est un original unique qui produit un grand nombre de faibles copistes. » — C’est là, comme on le voit, de la haute impartialité. Mais, quoi qu’il en soit de toute cette philosophie, il n’en est pas moins vrai que, si De Brosses échoua à l’Académie, la seule cause en fut qu’il ne voulut pas payer de son argent les quatorze moules de bois livrés par Charlot Baudy à Voltaire et brûlés par celui-ci !

Le président s’en consola et reçut le coup comme il avait coutume pour tout ce qui lui arrivait dans la vie, c’est-à-dire avec la sereine fermeté d’un homme supérieur. Il aurait pu se venger, et, comme tant d’autres, diriger contre l’Académie, qui s’était laissé dominer par l’esprit de cabale, les traits les plus acérés : la causticité de son brillant esprit lui rendait ce jeu facile. Il n’en fit rien, estimant sans doute qu’il s’abaisserait lui-même s’il dénigrait une compagnie dans laquelle il avait sollicité l’honneur d’entrer. Il donnait ainsi un exemple qu’on aurait encore souvent, de nos jours, quelque mérite à suivre.


Cunisset-Carnot.