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Manteuffel à M. de Bismarck, qui semblait désespérer de son admission ; la France espère triompher de la résistance obstinée de l’Angleterre. » — « Je m’attends, en effet, répondait le délégué du roi à la date du 13 février, à trouver chez la France plutôt que chez l’Autriche le désir de s’entendre avec nous pour sauvegarder notre position européenne. » Il écrivait aussi, désenchanté de la politique fédérale : « Lorsque le moment sera venu où les états confédérés se sépareront de nous, il sera nécessaire d’accentuer nos relations européennes plus que nos relations allemandes. »

M. de Bismarck, tout en ressentant les déboires que son attitude à Francfort valait pour une bonne part à la Prusse, s’efforçait de les prendre avec philosophie. Il engageait son gouvernement à ne pas perdre le sang-froid : « Une menace sans sanction, disait-il, n’est qu’une manifestation de mauvaise humeur, révélant l’incommodité d’une situation irrémédiable. Montrer de l’irritation sans pouvoir en faire cesser la cause, soit de gré à gré ou de force, est plus fâcheux pour un état que pour un particulier. D’ailleurs, nous n’avons pas lieu jusqu’à présent d’être mécontens de notre sort. »

Que serait-il arrivé cependant si la France, au lieu de prendre les choses avec cette largeur de vues et cette générosité qui sont le fond de son caractère et de sa politique, avait épousé les griefs de l’Angleterre et de l’Autriche? La Prusse, abandonnée par les petites cours allemandes, n’aurait eu d’autre alternative que de se jeter dans les bras de la Russie épuisée, en face de l’alliance consolidée de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche, et fortifiée par l’accession du Piémont et de la Suède.

Le prince de Prusse avec ses amis, et le baron de Manteuffel dans la mesure de son tempérament, seuls étaient dans la vérité pendant la guerre de Crimée; ils voulaient que la Prusse s’affirmât comme grande puissance ; ils rêvaient pour elle le rôle d’arbitre: ils sentaient qu’elle ne serait quelque chose en Allemagne qu’en étant beaucoup en Europe. M. de Bismarck ne fut pas le dernier à le comprendre. On le verra par le programme qu’après le Congrès de Paris il soumit à son gouvernement. Ce sont des pages qui resteront comme un témoignage impérissable de la justesse de ses prévisions et de la hauteur de ses conceptions.

Le marquis de Moustier, dans le moment où il s’efforçait de faciliter à la Prusse sa rentrée dans le concert européen, dut quitter son poste pour le règlement d’affaires de famille urgentes. Il partit en me confiant l’intérim. Je me retrouvais de nouveau chargé d’affaires; M. de Manteuffel me facilita la tâche, cette fois encore. Je constatai que lord Bloomfield, qui cependant, de tous les membres du corps diplomatique, était le plus poli et le plus aimable, ne cessait d’être amer dans ses entretiens avec le président du conseil.