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Pour nous y plaire, il faudrait n’avoir pas connu une poésie autrement féconde avec Goethe, autrement variée avec l’école romantique française, autrement éloquente avec Shelley et Byron ; et que peuvent nous dire les élégantes descriptions de Pope, à nous qui avons été initiés par Wordsworth à une manière autrement profonde de voir la nature, et par Lamartine à une manière autrement vibrante de la sentir? Ces excuses sont, je crois, valables pour beaucoup; aussi ces pages ne s’adressent-elles qu’à ceux qui peuvent avoir conservé assez de souplesse morale pour sauver la liberté de leur esprit de la pression formidable des grandes poésies qui ont passé sur eux en ce siècle. Ceux-là peuvent ouvrir Pope sans crainte d’un froid voyage au pays des mânes, et ils s’étonneront, j’en suis sûr, de trouver ses sentimens et ses pensées si peu éloignés des leurs, et de découvrir en lui un précurseur inconscient sans doute, mais bien réel, de l’inspiration moderne.


I.

Pour comprendre d’abord d’une manière générale combien Pope est rapproché de nous, on n’a qu’à le comparer à son prédécesseur John Dryden. A coup sûr, des deux, Dryden est le plus grand, mais il n’y a que des lettrés accomplis qui aient le droit de prononcer un pareil jugement, parce qu’eux seuls peuvent connaître la raison de cette grandeur. Tout le Dryden qui vaut qu’on s’y arrête aujourd’hui est compris entre les années 1678-1688; c’est sur cette courte durée que le lecteur doit concentrer toutes les forces de son imagination s’il veut en saisir l’esprit et la passion. C’est dire qu’on ne peut aborder Dryden sans préparation prolongée et nombreuses lectures antérieures, car la moitié au moins de son solide mérite est comme enfouie sous l’amas des circonstances historiques de son temps : frénésies politiques, controverses théologiques, intrigues obscures de factions, scandales de cour et d’église, toutes circonstances qui laissent singulièrement froid un lecteur moderne, surtout s’il est étranger. De bonne foi, quel homme de nos jours peut partager les passions nées de la querelle sur le bill d’exclusion au point d’entrer dans les sentimens qui ont donné naissance à Absalon et Achitophel? Qui donc peut ressentir assez de haine contre Ashley Cooper, premier comte de Shaftesbury, pour lire avec l’enthousiaste ardeur de ses contemporains ennemis le poème de la Médaille? Qui peut s’associer avec assez de sympathie aux menées politiques de Jacques II contre l’église anglicane pour éprouver l’admiration qu’il convient à la lecture de la Biche et la Panthère? l’érudit qui a remué cette cendre refroidie a seul puissance pour ressusciter en lui ces haines et ces sympathies; c’est