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fréquent aux descriptions de villes dont vous parlez... La plus grande faute que nous fassions en composant est de ne pouvoir ôter nos mains du tableau que nous traçons, estimant que d’en retrancher quelque chose, ce serait nous couper un doigt. Or il me semble qu’on doit plus priser deux ou trois tableaux mis en leur jour, qu’une centaine sur lesquels je ne me pourrai donner le loisir d’asseoir ma vue ni mon jugement. » Pourquoi faut-il que Pasquier n’ait pas mieux évité cette fréquence qu’il blâmait en ses amis? Pareillement, il a critiqué Montaigne pour le désordre de ses chapitres, et cependant les Recherches de la France ne brillent point par la méthode. Ainsi que Montaigne, il a laissé « le vent de son esprit donner le vol à sa plume, » et ce fut loin d’être avec autant d’à-propos et de succès.

« Je serai toujours, disait-il, de ceux qui embrasseront ce qu’ils verront avoir été approuvé d’une longue ancienneté, je veux dire les œuvres de ceux qui, pour leur bienséance, se sont perpétués jusqu’à nous. » Il ne compte point parmi les classiques, parmi les modèles ; mais, du moins, un respect semblable à celui qu’il éprouvait pour des ouvrages estimés depuis des siècles, ses ouvrages l’ont obtenu de la postérité et le garderont. Ils ont été souvent réimprimés ; on les lit toujours. A peu près au même rang qu’Henri Estienne, à peu près au même rang qu’Amyot, il tient sa place (longo sed proximus intervallo) derrière Rabelais et Montaigne, les deux écrivains de génie du XVIe siècle, qui eurent les défauts avec les qualités de leur temps, mais qui transformèrent, comme il arrive au génie, ces défauts mêmes en de puissantes qualités.

Tandis qu’avec ses compagnons de travail il mettait dans nos sillons le grain de l’étranger, il avait prédit les moissons de gloire que devaient faire les générations futures. « Transportez, disait-il, les fleurs et beautés des lettres grecques et latines en notre France. Quoi faisant, ne faites doute qu’au long aller notre langue ne passe les monts Pyrénées, les Alpes et le Rhin ! » Gardons-nous cependant d’en faire un prophète : il n’avait, on le sait, qu’une idée bien confuse de ce que la moisson espérée serait.

Sans les Etienne Pasquier, nous aurions peut-être gardé l’âme des Villon, et n’aurions pas joui de l’âme de Racine, d’où l’âme de Lamartine nous est venue par de nouveaux progrès.


GUY DE BREMOND D’ARS.