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que le roi les verrait grandis et bien élevés. « Non, fit le roi, assurez-vous que vous vivrez plus moi. » Lesdiguières, en effet, ne devait plus le revoir; moins d’un an après, Henri IV tombait sous le poignard de Ravaillac.


II.

Henri IV était assez fort pour frapper au besoin un serviteur douteux ou infidèle; après lui, la France entrait dans une longue et hasardeuse minorité. Lesdiguières se trouva plus puissant que jamais, comblé d’honneurs et de biens, déjà sexagénaire, mais encore robuste, actif, redouté de ses amis comme de ses ennemis, des protestans comme des catholiques, courtisé par tous. Sa vie privée n’était pas édifiante ; sa femme, toujours malade, était retirée dans sa maison de Puymore, et il avait depuis plusieurs années déjà une maîtresse, nommée Marie Vignon, femme d’un marchand de soie, Enemond Matel, séparée de son mari et retirée chez son père à une maison des champs où il allait la voir[1]. Après la mort de Mme de Lesdiguières, le maréchal fit venir Marie Vignon à Grenoble, et lui donna une maison et des gens. On essaya en vain de rompre ce commerce : bientôt il donna à cette femme un appartement dans son propre logis, la fit nommer dame de Moyranc, du nom d’une de ses terres, et l’emmena publiquement avec lui dans ses voyages. Les protestans surtout souffraient beaucoup du scandale de sa vie, mais Lesdiguières était leur protecteur attitré ; rien ne s’agitait dans les assemblées protestantes sans qu’on lui demandât son avis; nulle part l’édit de Nantes n’avait été mieux exécuté que dans sa province. La noblesse du Dauphiné le prenait pour arbitre, il en recevait les secrets ; il avait une autorité sans bornes ; il ne subissait le joug ni du parlement ni des états. Il mettait ses créatures dans toutes les charges, et en exigeait une obéissance aveugle. Il était véritablement roi dans sa province.

Le parti protestant ne garda pas longtemps la paisible possession des droits que lui avait assurés Henri IV. Lesdiguières prit sa place parmi les défenseurs attitrés des églises; il écrivait, le 7 mai 1611, à M. Du Plessis qu’il consacrerait tout ce qu’il avait de vie et de moyens « pour l’affermissement de la condition de nos églises, afin de rendre à ceux qui nous suivent la liberté et la vraie religion bien assurées, estant le seul but où je vis ; » il protestait en même

  1. Des lettres patentes, données en 1810 par Henri IV, autorisent Françoise et Catherine de Bonne, filles adultérines de Lesdiguières, à succéder au nom, aux armes et à 100,000 livres des biens de leur père. Ces lettres sont signées : Henri, — par le roi-dauphin.