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Marie Vignon écrivit au pape dès le lendemain de l’abjuration: elle se savait méprisée et détestée des ministres protestans. La femme de Matel, du marchand de soie de Grenoble, débarrassée de son mari par un crime, avait étonné le Dauphiné par le scandale et l’audace de sa fortune : la reine mère la ménageait, le duc de Savoie lui faisait sa cour; elle avait pris sur l’esprit du vieux connétable un empire sans bornes ; elle avait fait alliance avec les Créqui, et fait épouser à Charles de Créqui, après qu’il eut perdu sa femme, la fille légitime du connétable, Françoise, la fille illégitime. Elle avait marié sa seconde fille Catherine à François de Créqui[1]. Femme avide autant qu’artificieuse, elle avait encouragé l’avarice du vieillard, son âpreté envers ses débiteurs: il avait pris de toutes mains, profité des guerres de religion pour s’attribuer les revenus des biens ecclésiastiques. Nous le voyons, déjà connétable, se défendre dans sa correspondance contre ceux qui l’accusaient de garder des montres de l’armée. Il avait le duché de Champsaur avec ses vingt paroisses, nombre de seigneuries dans le Dauphiné, Coppet en Suisse, Treffort, Pont-de-Veyle, Châtillon en Bresse, Pont-d’Ain en Bugey, Villemur en Languedoc, Seyne en Provence. Il fit bâtir ses maisons par les vassaux de l’évêque de Gap, dont il avait pris les fiefs. Les paysans croyaient qu’il avait un pacte avec le diable, et on raconta longtemps dans les chaumières que toutes les femmes du Champsaur avaient perdu leurs cheveux à force de porter des pierres sur la tête, pendant qu’on bâtissait son château.

Lesdiguières mourut tout entier ; il ne fonda point une race, et perdit, jeune encore, son seul fils. Il travailla du moins pour la France. Sa fidélité à Henri IV couvre beaucoup de ses fautes: fidélité égoïste, si l’on veut, mais entière, absolue, si grande qu’elle survécut, pour ainsi dire, à Henri IV, et le retint encore dans le devoir pendant les années troublées et honteuses de la minorité de Louis XIII. Confident des grands desseins d’Henri IV, Lesdiguières ne les oublia jamais ; ce n’était pas seulement un soldat, c’était aussi un politique.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. En 1640, les Créqui, pour empêcher Françoise, comme héritière de sa sœur et de son père, d’élever des droits sur l’immense fortune du connétable, et pour faire passer toute cette fortune dans les mains du fils que Charles de Créqui avait eu de son premier mariage avec Madeleine, la fille légitime, obtinrent des lettres patentes qui déclaraient Françoise et Catherine de Bonne inhabiles à succéder, comme filles nées en double adultère. La connétable de Lesdiguières mourut en 1635.