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de génie sont les plus sujets à des emportemens de palette, qui, dans certains momens, leur troublent la vue, tandis que les paisibles ouvriers, moins passionnés et plus discrets, perdant moins facilement leur sang-froid, produisent des œuvres d’un mérite plus égal et d’une ressemblance moins intermittente. Quand Rubens ou Rembrandt traduisent avec exactitude une physionomie, ils la rendent comme personne ; mais quand ils l’interprètent avec inexactitude, leur infidélité est d’autant plus énorme que leur force de création est plus grande. Il ne serait pas difficile de citer aujourd’hui des artistes de haute valeur avec lesquels le modèle se trouve exposé à de semblables chances ; si l’on est toujours sûr de sortir de leurs mains à l’état de belle œuvre d’art, on n’est pas toujours certain d’être dorénavant reconnu par ses amis. Chez M. Henner, par exemple, le procédé a pris une telle importance, que tous les objets auxquels il l’applique, hommes et choses, en sont fatalement métamorphosés. Après avoir reçu de la nature une impression très vive et très juste, celle de la valeur des nus éclatans sur des fonds assombris, ce maître, vivant sans cesse sous cette même impression, ne cherche plus, ne trouve plus qu’elle en tous lieux ; désormais, cette impression sans cesse grossissante atténue et supprime toutes les autres, même celle des formes exactes, même celle des colorations nuancées. Ses portraits, comme ses figures, qui ne sont au fond que des portraits de corps nus, prennent de plus en plus un caractère de visions d’autant plus saisissantes, que la sincérité du visionnaire est plus grande. Dans quelle mesure ce buste reluisant de bel ivoire, projetant sa gorge blanche entre une chevelure d’un roux brûlant et un manteau d’un bleu voluptueux, est-il le portrait d’une femme réelle ? Ceux qui connaissent la dame le peuvent dire ; mais, peu ou prou, il y a certainement transfiguration. L’imagination accoutumée, comme le cerveau du buveur, à un certain ordre de jouissances visuelles, les exige de plus en plus âpres et exclusives. Cette tyrannie de l’ivresse pittoresque qu’ont subie presque tous les coloristes, apparaît mieux encore dans l’étude saisissante, en noir et blanc, que M. Henner appelle Saint Sébastien. Saint Sébastien ? Pourquoi ? On aperçoit bien quelques flèches, sur le devant, auprès de ce pâle adolescent, assis dans une nuit indéfinissable où deux ombres de religieuses, le profil perdu sous leurs grandes coiffes, dégagent à peine leurs silhouettes noires des noirceurs environnantes ; mais aucune de ces flèches n’a ensanglanté ce corps gracieux qui tenait à garder sa blancheur mate. Ce n’est point la légende qui a préoccupé le peintre, ni la vraisemblance des expressions, ni même la vérité plastique. Il a seulement cherché, il a trouvé, il nous communique cette sensation mystérieuse et douce que donne fatalement aux yeux attirés et inquiets le lent