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évanouissement des clartés dans les ombres, des formes réelles dans les confusions du rêve. Il faut croire que cette sensation mélancolique est bien humaine, puisque les plus grands artistes de tous les temps y ont puisé leurs plus délicieuses inspirations. Si M. Henner est un visionnaire, Léonard de Vinci, Rembrandt, Prudhon, ne l’ont-ils pas été avant lui et de même sorte ? Cet état n’aurait de danger que si M. Henner ne reprenait plus pied, de temps à autre, dans la réalité.

Un artiste célèbre, qui a l’habitude aussi d’imposer très fortement son individualité à ses modèles, M. Hébert, n’expose pas de portrait cette année. En revanche, il a résumé dans une superbe figure d’expression tout ce que ses études antérieures lui ont appris sur le corps et sur le visage féminins, tout ce que ses réflexions mélancoliques et bienveillantes lui ont enseigné sur les tristesses de l’existence. Aux héros sans gloire, tel est le titre de cette toile où nous attirent aussi différens mystères, mystère du lieu, mystère de l’attitude, mystère du visage. Ici pourtant, le vague n’est qu’apparent. A mesure qu’on fixe la toile, tout s’y montre nuancé et précis, comme au fond d’un bassin endormi où le regard pénètre insensiblement. Qu’elle est noble, qu’elle est grave et compatissante, cette fière Muse accoudée, dans la profondeur des bois fanés, sur le cénotaphe en marbre où dorment les héros méconnus, cette Muse du crépuscule, souffrante et lassée, qui sent sa beauté se perdre en même temps que ses illusions sur la justice du monde ! Avec quelle sincérité d’artiste M. Hébert a su indiquer, dans les formes, dans les carnations, dans les traits, dans l’expression de cette rêveuse attardée, tous les affaissemens, toutes les flétrissures qu’amène la maturité de l’âge et de l’âme, avec quelle puissance de poète il a su envelopper et ennoblir toutes ces misères par la grandeur de l’attitude, le naturel de l’expression, la consolation douce et chaude des lueurs tendres se glissant au travers des branchages silencieux ! Pour exécuter cette noble figure, l’auteur de la Mal’aria a même répudié tous ses alanguissemens d’autrefois. Son pinceau s’est affermi en même temps que sa conception. La maîtrise du praticien est venue servir à point la sérénité du penseur.

Une des qualités que développe chez un artiste sincère l’exercice sérieux du portrait, c’est la science de tirer d’une figure humaine tout ce qu’il est possible d’en tirer au point de vue de l’ex pression et du rendu. Aussi, presque tous les ans, les meilleures figures, nues ou costumées, sont-elles dues à des portraitistes. J’entends par meilleures, non pas celles qui attirent le plus vite par une certaine fraîcheur de coloris, une certaine désinvolture d’exécution qu’on confond volontiers aujourd’hui avec le talent, mais celles qui supportent le mieux l’examen d’un regard attentif et ne