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fatales. Il fallait donc réduire à ses moindres proportions ce risque inévitable.

Ma résolution arrêtée, j’appelai les maîtres pour fixer, en associant les vues de chacun, les dispositions capables d’assurer le succès d’une manœuvre qui dénouerait enfin notre situation : il fallait avant tout évoluer le plus rapidement possible.

L’équipage fut réparti de façon à rentrer la voile de cape au premier ordre, en même temps que la trinquette serait hissée. On établirait la voile quadrangulaire de fuite déjà prête sur l’avant du mât de misaine, aussitôt qu’elle pourrait porter sans battre. La montre d’habitacle, si souvent consultée depuis hier soir, disait cinq heures lorsque, choisissant une embellie, je fis mettre la barre au vent. Presque aussitôt, sous l’appui des focs, tandis que la voile de cape tombait, l’Hirondelle pivota et prit une vitesse rassurante, avec sa voile de fuite déferlée. Une bonne quantité d’huile, projetée à la mer depuis le début de cette évolution, avait peut-être concouru pour sa part à l’innocuité des lames pendant sa durée. Nous courons maintenant sous la tempête, qui décline rapidement, et les grandes vagues, dont la rupture contre la joue du navire immobile tout à l’heure pouvait le disloquer, viennent fondre en écume sous son arrière fuyant. Les oiseaux marins accourent de nouveau pour visiter les remous du sillage, mendiant avec leur voix criarde ; des cachalots en troupe font émerger plusieurs fois leur corps noir, d’où la mer se retire ainsi que d’un récif, et comme ils avancent très près de la surface houleuse, leur tête cylindrique apparaît tout entière quand elle perce le revers des lames.

La lumière et la vie renaissent partout, déchirant ce triste manteau sous lequel on avait senti les frôlemens de la mort. Aux tourmens d’un jour qui aurait dû être pour nous sans lendemain succédaient la confiance dans l’avenir et la jouissance des heures présentes, si durement conquises ; le silence et le calme si dignes que mes marins gardèrent pendant cette crise suprême de leur existence firent place tout d’abord à un élan de fierté pour la petite goélette sortie indemne d’une épreuve qui fait souvent disparaître les plus forts bâtimens.

Ce jour, ce lendemain, le soleil n’avait point paru ; mais quand la nuit revint, et comme je regardais en avant, bien loin, vers les plages de France, troublé jusqu’au fond de moi-même par un flot de souvenirs émus qui suivent toujours les crises décisives, une étoile brilla dans la première éclaircie des nuages, et, sur l’horizon désert, brilla pour l’Hirondelle toute seule…


Prince Albert de Monaco.