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occasion que si les gens de lettres s’entre-mangent, les médecins s’entre-dévorent.

Mais si les médecins prêtaient à rire, leur malade s’attira l’universelle sympathie par l’héroïque constance avec laquelle il supportait son mal. Pendant quelques semaines, on put croire que c’en était fait, qu’il mourrait avant son père, qu’il quitterait ce monde sans avoir régné. Il ne manquait pas de gens à Berlin qui semblaient plus disposés à s’en réjouir qu’à s’en affliger. Ils se plaignaient que l’auguste patient ne sentît pas lui-même la gravité de son cas, qu’il s’obstinât à espérer contre toute espérance. On pesa sur lui pour le déterminer à se dessaisir de ses droits d’héritier au profit de son fils aîné, qui paraissait goûter ce projet. Mais il était bien gardé. Toutes les intrigues vinrent échouer contre une ferme et tenace volonté de femme, qui avait décidé que son mari serait empereur, ne fût-ce qu’un jour. Ce que femme veut, le ciel le veut quelquefois.

Si peu vraisemblable que cela parût, le prince impérial a survécu à son père et il est monté sur le trône. — « L’événement, dit M. Edouard Simon, déconcerta les politiciens et même les hommes d’état. On aurait dit que tous, ils avaient préparé les marches de ce trône et composé peut-être le personnel du règne pour un successeur qui, d’après ce qu’ils avaient fini par croire, ne serait pas le prince impérial Frédéric-Guillaume. On ne revenait pas de l’étonnement de voir tout à coup ce souverain malade, défiant les fatigues et les souffrances, arriver dans la capitale, prendre possession du trône vacant, ayant à ses côtés la vaillante compagne qui avait fait bonne garde autour de lui à San-Remo[1]. » Peu après son avènement, on le crut de nouveau perdu ; il en a appelé de nouveau. Mais, à moins d’un miracle, son règne, quelle qu’en soit la durée, ressemblera toujours à un interrègne. Dans l’état précaire où se trouve réduit le malheureux souverain, il doit renoncer à gouverner, et il ne faudra pas le juger sur ce qu’il aura fait, mais sur les intentions qu’il annonçait. Il ne voulait pas rebâtir la maison, mais il se proposait de la réparer, de l’embellir, de la meubler à son goût. Selon toute apparence, il la laissera telle qu’il l’a trouvée. Pour entreprendre quoi que ce soit, il faut avoir l’esprit libre et croire fermement à son lendemain.

On a vu souvent, dans l’histoire, des héritiers du trône qui se posaient ouvertement en chefs d’opposition et prenaient plaisir à grouper autour d’eux tous les mécontens. Le prince Frédéric-Guillaume, qui règne aujourd’hui sous le nom de Frédéric III, ne fut jamais un frondeur ni un boudeur. Soldat très discipliné, il s’est soumis aussi à la discipline de cour ; si modeste que fût la place qu’on lui assignait, il

  1. L’Empereur Frédéric, par Edouard Simon. Paris, 1888 ; Hinrichisen, éditeur.