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un écho du texte biblique : Cœli enarrant gloriam Dei ; Dieu est un, quoi qu’il produise. Sa puissance est infinie, sa beauté sans égale, sa volonté immuable, sa vie immortelle. Il siège au plus haut des cieux, en un lieu immobile, d’où il donne, comme il lui plaît, l’impulsion aux sphères célestes… Le monde est une grande cité dont Dieu est la loi suprême. De quelque nom qu’on l’appelle, Zeus, Nécessité, Destin, il est toujours lui, traversant le monde appuyé sur la justice qui l’accompagne, pour punir ceux qui transgressent sa loi. » Mais ces paroles sont-elles d’accord avec la doctrine ?

Platon avait porté la morale très haut, trop haut peut-être, en établissant comme règle impérative l’imitation des perfections divines ; heureusement, il l’avait ramenée à des proportions plus humaines quand il lui avait donné pour principe le Devoir, qui est le fond véritable. Aristote, à son tour, la mit trop près de la terre. Assigner pour but à la vie le Bonheur, εὐδαιμονία, était dangereux, malgré les précautions qu’il prit pour que ce fût la vertu qui, seule, y conduisît. Encore cette vertu est-elle profondément grecque, en ce sens qu’elle ne demande ni de contraindre la nature, ni de combattre la sensibilité ; elle est celle du citoyen bien plus que celle de l’homme. Aussi impose-t-elle, comme conditions nécessaires, l’action et l’entendement, c’est-à-dire l’appréciation réfléchie de ce qu’il convient de faire, ἐνεργεία ϰατὰ λόγον, et elle reconnaît le libre arbitre ou le choix entre les déterminations contraires, ce qui suffisait pour les esprits sans spiritualité transcendante. Mais le bonheur se trouvant aussi dans la satisfaction donnée aux instincts les plus élevés de notre nature, il peut, comme le devoir, commander le dévoûment et le sacrifice, même celui de la vie, quoiqu’il n’y ait pas, à vraiment parler, de religion dans la morale d’Aristote. Sachons gré encore au Stagirite d’avoir qualifié le vice grec en des termes qu’il mérite ; s’il l’admet, comme l’avortement des femmes, pour limiter le nombre des citoyens, il n’en parle pas avec la complaisance dont on usait autour de Platon, et il a défini l’homme un être sociable auquel il faut une famille, une patrie et l’humanité.

Dans son traité de la Politique, Aristote est bien supérieur à son maître, quoique, ici encore, il ne considère que l’utile : « L’état, dit-il en commençant son livre, est une association, et le lien de toute association est l’intérêt. » L’utile, en effet, poursuivi par des moyens honnêtes, doit être la grande préoccupation des gouvernemens. Sans doute, Aristote sacrifie trop, avec l’antiquité tout entière, l’individu à la société. Lui aussi limite le nombre des citoyens, conseille l’avortement et l’abandon des enfans nés chétifs. Il admet l’esclavage, fait alors universel et premier adoucissement au droit de la guerre, qui abandonnait au vainqueur les biens et la vie du vaincu ;