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se dissimulait pas que ces hommes, inquiets de l’approche de l’ennemi et plus encore des rumeurs fâcheuses qui circulaient sur sa solvabilité, se débanderaient, et qu’il lui faudrait des mois pour reconstituer ces équipes nombreuses qu’il avait eu tant de peine à réunir.

Non sans effort il était parvenu à se procurer à Vienne la somme nécessaire, plus de 1 million en argent monnayé ; mais comment transporter cette masse de numéraire de Vienne à Lemberg, à travers deux armées en campagne, sur un parcours de 600 kilomètres et une voie à peine achevée ? Comment échapper aux balles ennemies, sans compter les risques de trouver les ponts brûlés, les rails enlevés, les remblais bouleversés ? A qui confier cette mission hardie ? Un de ses lieutenans, M. Offenheim, s’offrit ; mais les mécaniciens, effrayés, se récusèrent, déclarant qu’ils n’avaient pas de machines en état de fournir un pareil parcours. Enfin, l’on découvrit sous un hangar une vieille locomotive, on la blinda avec des rails, et un conducteur consentit à se risquer moyennant le paiement d’une somme de 500 florins et une pension à sa femme et à ses enfans s’il était tué en route.

Chauffée à toute vapeur, la locomotive entreprit ce périlleux voyage, lancée avec une vitesse de 50 milles à l’heure, sur la partie de la voie contiguë aux avant-postes allemands. Criblée par un feu de mousqueterie incessant, elle parvint néanmoins à franchir ce défilé dangereux, et atteignit Lemberg avec son fret de numéraire. Il n’était que temps pour conjurer un désastre. Sans cette arrivée opportune, la banque anglo-autrichienne suspendait ses paiemens, Thomas Brassey était en faillite et une crise financière, répercutée de Londres au Canada, du Danemark en Australie, de l’Inde au Brésil, éclatait comme une traînée de poudre.

De cette redoutable épreuve, Thomas Brassey sortait indemne. Il achevait ses nombreux travaux, qui absorbèrent encore 455 millions, et se retirait avec une fortune énorme, loyalement conquise. Personne avant lui et peu d’hommes après lui ont occupé, comme il le fit, 80,000 ouvriers dans leurs chantiers et payé en salaires plus de 2 milliards de francs.


VIII

Le 25 mai 1819, le premier navire à vapeur qui se soit aventuré sur l’Atlantique, le Savannah, sortait du port de ce nom en route pour Liverpool. Les curieux affluaient de toutes les villes des États-Unis pour assister au départ de cet étrange bâtiment. Il devait, disait-on, traverser l’océan en vingt jours, ce dont on doutait fort.